Sous le cliquetis des fourchettes et des couteaux, avec trois ou quatre assiettes remplies de victuailles empilées sur mon bras gauche, je me dirigeais vers la table de mes prochains clients. D’autres serveuses déambulaient comme moi, au rythme d’une chanson populaire du «Hit Parade» américain qui jouait et rejouait continuellement dans le «Jukebox» du restaurant. Au temps des «Boîtes à musique».
Pendant l’été de mes seize ans, j’accourais d’une table à l’autre sous le rythme effréné d’une chanson qui semblait plaire à tout le monde: The Ring of Fire. Adolescente qui cherchait un sens à la vie et pour qui se profiler entre les tables devenait un véritable supplice. À cause d’une acné virulente qui recouvrait mon visage. Cet air folklorique me donnait du courage et du cœur au ventre, même si certains clients réclamaient la petite serveuse blonde au teint velouté et aux yeux bleus qui travaillait à mes côtés. Étudiante elle aussi. Dans un moment de répit, l’après-midi, je retournais à ma chambre dans la bâtisse attenante au resto. Et la mélodie continuait de tourner dans ma tête. En véritable « ver d’oreille».
J’aimais la grosse voix grave et masculine de Johnny Cash, célèbre chanteur américain de mes jeunes années. Il a bercé mon adolescence. Tout comme ces poètes et folkloristes que j’allais entendre dans le Boites à chanson de l’époque : Pierre Calvé, Claude Léveillé, Félix Leclerc, Gilles Vigneault…
Johnny Cash, un homme intense, authentique. Un passionné que personne ne pouvait enfermer dans un moule. Les plus beaux enregistrements, il les a réalisés dans deux prisons d’État, Folsom, et San Quentin. Johnny se sentait proche des prisonniers dans tous les endroits de métal et de béton qu’il visitait.
Un émouvant documentaire présenté à Artv il y a quelque temps, l’Amérique de Johnny Cash, m’a fait découvrir l’homme sous différents angles. Documentaire que je n’arrive pas à effacer de la mémoire de mon téléviseur. Ni de la mienne. L’on y voit, au début, la famille du chanteur réunie dans l’endroit natal des Cash. Ils se recueillent et prient pour leur famille, sur le tombeau de Jack, le frère aîné de John. Jack est mort alors qu’il était à peine adolescent, en tombant sur la scie ronde qu’il opérait pour aider son père. Trop jeune pour mourir, lui qui n’était encore qu’un enfant! Juste avant d’expirer, il a prononcé ces mots : «Papa, on se reverra au ciel». Parole inscrites aujourd’hui sur son tombeau. Ce jour-là, son père s’est agenouillé près de Jack et a donné son cœur à Christ. Mais il reprochera longtemps à Johnny de ne pas être mort à la place de son frère.
Cette épreuve a profondément marqué John qui n’a pas vécu une enfance heureuse. Il a beaucoup souffert la perte de son grand frère, son héros. Pour alléger sa souffrance et sa culpabilité, il s’est mis à écrire de la poésie et à jouer de la guitare dans ses temps libres. Il a passé son enfance à travailler dans le champ de coton sur la petite ferme familiale en Arkansas achetée par son père. La famille était pauvre comme la plupart des gens qui habitaient le canton dans les années trente. Johnny avait un lien avec la terre. Il a toujours été un homme qui aimait la nature. Ses chansons reflètent les lieux de son enfance. C’est pourquoi je les aime. Il voulait faire de la musique, mais c’était très difficile à cette époque d’envisager une carrière de compositeur et d’en vivre. Un jour en interprétant l’une de ses compositions, il fut engagé par une maison de disque. C’est là qu’il prit son envol en entrant dans la vie dont il rêvait. Au cours de sa carrière artistique, il eût des moments de désespoir et d’échecs qui l’ont amené à faire des choix insensés. Ces mauvais choix ont eu des conséquences sur sa famille.
Au milieu des années soixante, il a sombré, contrôlé par les «pilules». En 1967, drogué et avec l’idée de s’enlever la vie, il entendit une voix, «pas juste une voix, dira-t-il, mais aussi ma voie de sortie. Je m’étais moi-même condamné à mort, poursuit-il, à cause du genre de vie que j’avais vécu, et j’ai compris que ma seule voie de sortie, après avoir tout essayé, c’était de revenir à Jésus.». Il a renoncé aux pilules à ce moment-là, et cela dura pendant une bonne période de sa vie. Invité par Billy Graham qui savait qu’il y avait un grand homme derrière cette carapace, il a participé à plusieurs grands rassemblements du célèbre prédicateur.
Johnny avait un côté sombre et lumineux. C’est ce que disent les membres de sa famille. Il expliqua un soir à son public pourquoi il avait tendance à s’habiller en noir. «Je porte le noir, disait-il, pour ceux qui ne gagnent jamais. Ceux qui sont morts à la guerre, les opprimés, les pauvres». Il était leur porte parole, ce qui l’a conduit à chanter pour les prisonniers. Ses chansons à messages n’étaient pas influencées par les étiquettes.
Je crois que c’est cette authenticité et cette empathie pour les exclus qui m’attire chez Johnny Cash. Derrière la déchéance humaine, il voyait la dignité. «Les détenus sont des enfants de Dieu» disait-il à ceux qui s’opposaient à lui. Ce côté sombre et lumineux, nous l’avons tous. Pleinement conscient de cette réalité, Johnny parlait de ses combats. Cette grandeur et faiblesse qui nous habite tous.
Celui qui ne reconnaît pas sa déchéance ne peut venir à la croix. Jésus n’a-t-il pas dit dans l’évangile de Matthieu, au verset treize : «Allez et apprenez ce que signifie : Je prends plaisir à la miséricorde. Car je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs».
En lisant les Évangiles, Johnny était fasciné par la vie de l’apôtre Paul, par ce qu’il avait été et par l’homme qu’il est devenu. Le fait que Jésus se fasse crucifier entre deux criminels l’impressionnait beaucoup. L’un de ses derniers albums a pour thème : le péché et la rédemption. «Dieu merci, dira t-il en spectacle, à propos de la dernière chanson, Redemption, inscrite sur cet album; la rédemption existe, sinon, je ne serais pas ici». Les chansons de ce «grand type vêtu de noir» à la voix profonde, remplies de passion et de courage continuent de toucher tout le monde. Encore aujourd’hui, Johnny Cash demeure toujours vivant dans ma mémoire.
Difficile à traduire, voici, en résumé, ce que dit ce poème :
Le sang qui donne la vie
A coulé de ses mains, de ses pieds, de son côté.
Nous sommes rachetés par le sang.
Le sang qui donne la vie coula sur le sol.
Prix à payer,
Pour libérer les captifs.
De ses mains, de son côté, de ses pieds, il coula
Et courut sur le sol.
Entre le Ciel et l’Enfer,
Une larme tomba.
Au creux de la rosée rouge
L’arbre de vie grandit.
Et le sang qui donna la vie
Aux branches de l’arbre,
Le sang fut le prix
Il libéra les captifs
Du bois sortit la lumière,
Autour de l’arbre grandit une vigne
Qui alluma un combat
Entre le Ciel et l’Enfer.
Lucifer vint vers moi
Pour me garder dans mes chaînes;
Mais une petite voix me souffla :
«Tu as le choix».
À travers le feu et l’eau
Je grimpai à l’arbre
Et je fus greffé à la Vigne.
Racheté…Par le sang
Ce chant, à chaque fois que je l’entends, pince les cordes de mon cœur et les fait vibrer. Si approprié pour la fête de Pâques que l’on se prépare à célébrer. Dont nous avons oublié le sens en tant que peuple québécois, alors que nous nous apprêtons à faire disparaître tous les vestiges religieux. Et pourtant… Derrière la mort de Jésus se cache une vivante espérance, celle de la résurrection. La vie éternelle redonnée. Une bien grande rédemption! Elle a coûté très cher à notre Rédempteur.
René
Merci Cécile pour ce beau texte sur Johnny Cash. J’ai vu le film au cinéma sur sa vie et c’est vraiment touchant.
Tu écris tellement bien, bravo !
René
Maria
Un film qu’on peut voir concernant la vie de Johnny Cash:
À voir
http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18409582&cfilm=51768.html
Marie
J’ai aimé ce texte…
Micheline
Vraiment vrai ce texte qui fait réfléchir profondément.