Chapitre 16, La vie de château

Le lendemain, Sara s’éveilla en sursaut lorsque la bonne pénétra dans la chambre et écarta les rideaux, pour laisser pénétrer une lumière évanescente. La fenêtre ne s’ouvrait pas sur un firmament bleu et des arbres vivants, comme on les retrouve habituellement dans la nature. Elle découvrait plutôt, comme au théâtre, un grand panneau sur lequel on avait peint un ciel mauve foncé et des arbres à l’envers avec des racines pour branches et des feuilles vertes et orangées dispersées sur le tronc. Sur les murs étaient accrochés des tableaux aux couleurs éclatantes. Sara les trouva plutôt bizarres. On y avait peint des personnages avec des bras à la place de la tête, des yeux au milieu du ventre et des jambes tout autour du corps. De sa chambre, la fillette n’entendait pas les oiseaux chanter.

Une femme de chambre frappa à la porte, entra et déposa sur le lit des vêtements brodés de festons et de dentelles. Sara fut éblouie par leur magnificence. Elle enleva sa salopette pour revêtir la nouvelle tenue qu’on lui avait apportée. Comme elle se préparait à déposer sa salopette sur le lit, elle sentit sous ses doigts le petit livre ciselé et la dague. Elle pensa que ces objets ne pourraient plus lui servir. Elle les rangea, ainsi que ses vieux vêtements, dans une commode dont l’un des tiroirs fonctionnait avec une clef. Elle verrouilla la commode, puis elle retira la clef qu’elle accrocha à la chaînette de son cou.

Sara ne consulta plus le livre d’or ciselé d’argent. Elle s’en désintéressa. Le temps passa. Elle se rendit compte peu à peu qu’elle ne se souvenait plus de ce qu’elle faisait, ni de ce qu’elle était, avant d’aboutir en ces étranges lieux. Elle commençait à se plaire au château. À chaque jour, elle se parait d’une nouvelle toilette et recevait des gâteries à profusion. Un matin, la gouvernante lui apporta un opossum de peluche. Ravie, Sara le pressa contre son cœur. Elle le préféra à tous les autres jouets qu’on lui avait donnés.

La gouvernante s’occupait de l’éducation de la fillette. Régulièrement, il y avait la leçon d’écriture que Sara détestait, parce qu’il fallait composer des histoires avec des mots et des phrases hétéroclites. Cela donnait à la fin un sens décousu, et la fillette ne s’y retrouvait pas. Sa tutrice avait beau lui expliquer, sans beaucoup de convictions d’ailleurs, que ces jeux de bric-à-brac et de déconstruction pouvaient l’aider à mieux comprendre la vie, l’activité ne lui plaisait pas pour autant. «Si l’opinion de la personne qui écrit ne compte pas, objectait Sara, alors à quoi bon écrire ? » Sa raison lui disait que les lettres et les mots contenaient plus que des signes artificiels qui ne voulaient rien dire. « Il devait bien y avoir un auteur derrière le texte ! Quelqu’un voulait-il l’amener à croire des balivernes auxquelles son enseignante elle-même ne semblait pas ajouter foi ? »

Sara aimait beaucoup sa gouvernante. Toutefois, la présence d’autres enfants commençait à lui manquer. Pendant une leçon, sa tutrice le remarqua et l’interrogea :

— Que se passe-t-il Sara ? Tu es bien pâle aujourd’hui ?

— Je m’ennuie ! répondit-elle sur un ton mélancolique. Je ne vais jamais dehors, et je n’ai pas d’amis pour jouer avec moi !

— Et l’opossum en peluche ne te suffit pas ? demanda la gouvernante avec une curiosité bienveillante.

— Oh ! Il me plaît bien ! répondit Sara, mais il ne peut pas parler !

Le visage de la gouvernante, pour la première fois, s’illumina d’un léger sourire. Elle s’appelait Xénia, mais souvent les gens du château l’appelaient : Perle noire. Cette femme austère et toujours vêtue de noir s’attacha, elle aussi, à Sara.

Un jour, pendant la leçon, Xénia déposa un objet métallique dans la main de la fillette. « Voilà petite, fit-elle, une clef qui peut te donner accès à presque toutes les salles du château. Toutefois, tu ne dois pas t’en servir pour ouvrir la porte de la bibliothèque qui se trouve au dernier étage. Moi-même, je n’ai pas la permission de la déverrouiller. Tous les employés du domaine doivent se soumettre à ce règlement. Je ne sais pas de quel sortilège pourrait être frappé celui ou celle qui transgresserait cet interdit. C’est pourquoi je te mets en garde ! » Sara prit la clef et remercia la gouvernante. Cette clef ressemblait beaucoup à celle du chiffonnier dans lequel elle avait remisé ses vêtements, le petit livre et la dague. Elle la fixa à la chaînette de son cou, à côté de la première, comme un pendentif.

Sara apprit que Sinuon avait quitté le domaine depuis un bon bout de temps, pour vaquer à ses affaires, au loin. Jamais il n’avait réclamé la présence de la fillette depuis qu’elle habitait au château. La gouvernante était la seule personne qui se souciait d’elle. Aussi la petite fille se réjouissait-elle de sa bonne compagnie. Elle prenait tous ses repas avec elle. Parfois elle questionnait le valet ou la femme de chambre, mais ils étaient trop occupés pour prendre le temps de lui parler.

Un jour qu’elle s’ennuyait à mourir, elle entreprit de visiter le château. Elle emporta avec elle l’opossum en peluche qu’elle pouvait accrocher sur son épaule, comme un sac à dos, et elle monta l’escalier qui menait au vestibule. Un calme plat régnait sur les étages. Elle arpenta un couloir qui la conduisit vers une porte sur laquelle était écrit : LE SALON BLEU.

Elle sortit sa clef et la fit tourner dans la serrure. La fillette fut agréablement surprise, car la porte s’ouvrit sur une grande salle remplie de lustres et de fauteuils de velours bleus. Dans l’un de ces fauteuils était assise une petite fille de son âge, habillée d’une robe de satin bleu, avec des rubans bleus dans ses cheveux. La petite fille ressemblait à une poupée mécanique. Elle fixait le mur de ses yeux givrés d’azur. Elle tenait entre ses mains un éléphant de peluche. Sara s’approcha d’elle et lui demanda son nom. Elle répondit en chantant, comme une poupée de boîte à musique :

La poupée mécanique lui avait paru tellement réelle ©

Je m’appelle Prunelle.

Un poison mortel

Glace ma cervelle

Rien de sensationnel

Que je ne te révèle,

Dans le jardin artificiel,

D’un château à tourelles,

Je suis sous la tutelle

D’une sauterelle

Qui ensorcelle !

Dès qu’elle eut fini sa comptine, le mécanisme du fauteuil sur lequel la poupée était assise s’arrêta. Sara ne trouva pas de clef pour le remonter. Stupéfaite, elle sortit de la salle en courant. La poupée mécanique lui avait paru tellement réelle ! C’était à s’y méprendre !

Agitée, la fillette retourna à sa chambre. Les paroles de la comptine que lui avait chantée la poupée ne la quittaient plus: Un poison mortel glace ma cervelle… Je suis sous la tutelle d’une sauterelle qui ensorcelle. Elle prit l’autre clef suspendue à son cou, ouvrit le tiroir et sortit le petit livre d’or ciselé d’argent. Elle le lut et le relut plusieurs fois. Lorsque très tard, elle alla au lit, elle se mit à fixer l’opossum qu’elle avait reçu en cadeau. Un chant lointain remonta du fond de sa mémoire, un chant qu’elle avait presque complètement oublié, mais auquel son cœur voulut faire écho.

Sara se réveilla dans la nuit. Elle sortit de sa chambre. Se servant de ses bras pour s’orienter, elle marcha droit devant elle, puis remonta l’escalier en colimaçon jusqu’à un endroit du domaine qu’elle crut reconnaître : le vestibule par lequel elle était entrée la première fois. Elle emprunta l’autre escalier, celui qui descendait et conduisait dans la cour intérieure du château. Une lumière vacillante éclairait les dalles de pierres froides sur lesquelles elle posa la plante du pied. La grille, aux multiples lamelles de fer forgé en forme d’épées, s’ouvrit au passage de la petite fille.

Sara ne savait trop si elle marchait ou volait, car elle eut soudain l’impression de survoler des arbres et des collines. S’éloignant toujours plus du château, elle alunit dans une clairière. Au milieu de cet espace à l’aspect quasi lunaire montait vers les hauteurs une colonne de lumière, que la fillette reconnut sur-le-champ. Elle se rappela être venue une fois déjà dans cette clairière. Au pied de la colonne se tenait un cheval solitaire, pur-sang, de couleur blanche, aussi translucide que la colonne. Sa crinière éblouissante retombait sur son encolure brillante comme du cristal. La musique d’un pipeau retentit dans la nuit. Des paroles accompagnèrent bientôt la mélodie :

Fillette, fillette,

Vers la villa tu marcheras,

Viens, ma sœurette, mignonnette,

Mon palefroi te guidera,

Sous l’acacia tu danseras.

Lorsque la musique s’arrêta, le cheval piaffa et virevolta. Hennissant à pleins naseaux, il se cabra puis s’enroula dans la colonne. Celle-ci s’évapora dans les ténèbres de la nuit, laissant derrière elle une traînée de pierres opalines comme une voie lactée. Aussitôt, un vent fort emporta la fillette qui partit dans les airs. Le temps d’un soupir, elle se retrouva à l’entrée du vestibule du château. Complètement éveillée, elle retourna dans sa chambre à pas feutrés. Elle se glissa sous les couvertures et s’endormit profondément.

Chapitre 17, La bibliothèque du château

Quand Sara se réveilla, elle se mit à fredonner l’air qui l’avait bercée pendant la nuit. Quelques bribes des paroles qu’elle avait entendues lui revinrent en tête : Fillette, fillette, vers la villa tu marcheras… Mon palefroi te guidera … Elle fit de gros efforts pour se rappeler toute la mélodie mais trop de mots lui échappaient encore.

Après le déjeuner, elle prit l’opossum de peluche qu’elle attacha sur ses épaules et monta l’escalier du château. Cette fois, au lieu de prendre le corridor de gauche, elle emprunta le couloir le plus sombre, celui qui se trouvait à droite complètement au bout du vestibule. Comme à l’accoutumée, un silence absolu régnait dans les lieux. Au bout du couloir, elle vit une porte sur laquelle était écrit : BIBLIOTHÈQUE DU CHÂTEAU. Le cœur battant, elle la déverrouilla et l’ouvrit.

Elle regarda dans la pièce : il n’y avait personne. Elle décida d’y entrer. Elle referma doucement la porte derrière elle. La petite fille fut impressionnée de ce qu’elle vit. Des milliers de livres s’empilaient sur des rayons qui montaient jusqu’au plafond. Dévorée par la curiosité, elle en retira quelques-uns des étagères. Elle dut passer sa main sur plusieurs pour enlever l’épaisse couche de poussière qui les recouvrait et lui cachait les titres. Parfois, elle respirait cette poussière, ce qui la fit éternuer à maintes reprises. À tout moment, car elle se sentait nerveuse, elle jetait un coup d’œil autour d’elle pour s’assurer que personne ne l’avait vue ou entendue.

Un livre attira plus particulièrement son attention, parce qu’on y faisait la description d’un château construit depuis très longtemps. Ce château se situait dans le quatrième jardin. On y décrivait avec force détails les différentes parties du domaine ainsi que certains objets précieux. Sara reconnut qu’il s’agissait du château qu’elle habitait, parce que l’auteur dressait le portrait exact de sa chambre et du salon bleu. Cependant, à aucun endroit le livre ne faisait mention de la bibliothèque et de la poupée mécanique.

Un temps incommensurable passa. Sara parcourut plusieurs livres. Certains parlaient des animaux, des végétaux, des plantes médicinales. La petite fille ouvrit un livre qui avait pour titre : TOUT SUR LES OPOSSUMS . Elle trouva étrange que, lorsqu’il était question d’animaux, les livres ne faisaient pas mention de leur habitat naturel.

Le cœur lui manqua lorsqu’en furetant, ses yeux tombèrent sur l’armoire au-dessus de laquelle était écrit en grosses lettres rouges : REBUTS, CONSULTATION INTERDITE. N’écoutant que son intuition, elle retira de la tablette le livre qui l’étonna le plus : sur la page couverture, un artiste avait dessiné une dague. Elle se cacha derrière l’un des rayons et ouvrit le livre qu’elle trouva attrayant à cause des enluminures qui ornaient le début de chaque chapitre.

La fillette commença la lecture du premier chapitre. Celui-ci faisait mention d’un royaume situé au-delà des quatre coins de l’horizon ou des quatre jardins.

« Il y a très très longtemps, était-il écrit, un roi immortel et son fils, de même nature que le père, régnaient sur un royaume qui comprenait cinq jardins. Un ennemi, qui jaillit du sein même de ce royaume, se mit à nourrir une haine farouche contre le Roi et son fils. L’ennemi trama un complot et le Roi, au courant de l’affaire, le chassa du cinquième jardin. Piqué dans son orgueil, l’ennemi voulut nuire à son ancien maître. Il forma le projet de partir à la conquête des autres jardins avec sa grande armée. »

« Ce fut parmi les sauterelles, une espèce particulière de locustes de nature mi-humaine, mi-insecte, qu’il recruta le plus d’adeptes à sa cause. Ces locustes reçurent comme mission de dévaster les quatre jardins. Elles s’y s’appliquèrent tant et si bien qu’elles dévorèrent une grande partie des récoltes du royaume. Pour les remplacer, elles semèrent des graines qu’elles avaient elles-mêmes fabriquées. Ces substances avaient la propriété de modifier les caractéristiques physiques ou mentales des êtres vivants qui, éventuellement se nourriraient des récoltes provenant de ces graines. Les produits contaminés pouvaient provoquer des maladies graves. Plusieurs des insectes, des animaux et des habitants de la contrée qui en mangèrent moururent. Les locustes qui s’empiffrèrent et qui survécurent à la maladie et à la mort se transformèrent peu à peu en bêtes géantes. »

« Satisfait du résultat, l’adversaire du Roi confia alors aux locustes le gouvernement de l’une des villes les plus importantes de l’empire, la plus peuplée, celle qui se trouvait entre le deuxième et le troisième jardin. Un grand nombre de sauterelles s’y s’installèrent et soumirent les esprits des habitants de la ville. Plusieurs autres villes des quatre jardins furent aussi assujetties à l’ennemi. »

« Pendant l’occupation, le Roi, toujours propriétaire des jardins, se choisit des serviteurs parmi les habitants des quatre jardins, pour avertir leurs semblables du danger qu’ils courraient s’ils continuaient de coopérer avec l’ennemi. Car le désir du Roi, c’était de libérer le territoire et d’en chasser à jamais le Prince noir et ses acolytes. Ces serviteurs voulurent se mettre à la disposition des habitants des quatre jardins, pour les aider à sortir de la servitude dans laquelle leurs opposants les avaient plongés. Mais les habitants, hélas envoûtés par les sortilèges des occupants, firent mettre à mort les envoyés. »

« Le Roi leur dépêcha le Prince, son fils qui lui ressemblait en toutes choses, et qui éprouvait exactement les mêmes sentiments que le père. Depuis toujours le fils, qui connaissait le projet du père, savait qu’en se rendant dans le pays, il mettait sa vie en danger. Il voulut de son plein gré payer le prix du sceau, cette marque qui permettrait à des mortels de revêtir le vêtement de l’immortalité pour pouvoir pénétrer dans le cinquième jardin. Le Roi avait ses exigences là-dessus : lui-même, n’ayant jamais rien eu à voir avec les mauvais motifs qui animaient son ennemi, ne pouvait accepter un paiement venant de quiconque se trouvait sous la visée ou l’influence de cet adversaire farouche. C’est pourquoi seul le Prince, à l’égal du père, se qualifiait pour le paiement. »

« Le Prince accepta donc de se rendre dans la contrée. Il revêtit l’habit des mortels pour être comme l’un d’eux sans toutefois se mettre sous le joug de l’ennemi. Lorsqu’il arriva dans le pays, il se mit à circuler librement d’un jardin à l’autre. Les habitants de la contrée, pour la plupart munis d’écouteurs, le laissèrent vivre à son gré pendant un long moment. Un jour, ces gens formèrent un complot. Ils devinrent très irrités contre lui parce qu’il dévoilait leurs intentions et leurs actions malfaisantes. Finalement, ils n’eurent pas plus de considération pour le fils qu’ils n’en avaient eu pour ses serviteurs ; ils le capturèrent, le firent beaucoup souffrir et le torturèrent pour lui donner ensuite la mort. Après, il lui enlevèrent son vêtement maculé de sang, le trempèrent dans la boue et crachèrent dessus. Ils attrapèrent un sanglier qu’ils recouvrirent du vêtement déchiré du prince et qu’ils laissèrent courir dans la forêt. »

« Le Roi qui, de son palais, peut voir instantanément ce qui se passe dans tous les jardins, sut que son fils était mort. Il en eut le cœur brisé ; cependant, il ne perdit point courage. Bien que son adversaire fût très puissant, le Roi s’avéra être encore plus puissant que lui. Il avait son plan. Il prit sa dague en or, scella son destrier et partit pour la ville dans laquelle son fils avait été mis à mort. Lorsqu’il parvint au lieu du crime et qu’il vit son fils étendu par terre, sans vie et dépouillé de son vêtement, il retira la dague de son fourreau et la passa sur le front du prince. Celui-ci revint à la vie. »

« Le père remit l’épée à son fils qui, depuis ce temps-là, détient le pouvoir de l’utiliser, pour marquer de son sceau les habitants des quatre jardins qui le savent bien vivant et qui désirent entrer dans le cinquième jardin. Lorsqu’ils reçoivent le sceau, ces mortels sont, à coup sûr, libérés de leur servitude et deviennent les enfants adoptifs du Roi. Par le sceau qu’il leur appose sur le front, le Prince jure de leur faire cadeau d’un vêtement immortel dont il les revêtira lorsqu’ils mourront. Et ce dernier n’est pas du genre à fléchir ou à ne pas tenir ses promesses. Vêtus de cet habit, ils auront le privilège de régner avec le Prince, mais seulement lorsque celui-ci aura récupéré ses jardins des quatre coins de l’horizon.»

Sara trouva que c’était une histoire merveilleuse. Absorbée par sa lecture, elle oublia le repas et la leçon d’écriture. Au moment où elle se préparait à quitter la pièce, elle sursauta violemment lorsqu’elle entendit cliqueter le loquet de la porte de la bibliothèque. N’écoutant que ses réflexes, la fillette se cacha derrière une étagère. Un petit bonhomme à la peau grise, avec une grosse tête ovale et de très longues oreilles, pénétra dans la pièce, se dirigea au fond, vers un rayon vitré. Après avoir déplacé une chaise sur laquelle il monta, il déverrouilla un panneau, déplaça quelques livres, puis appuya sur un bouton. Deux étagères glissèrent sur des coulisses, pour laisser apparaître le jet d’une lumière fluorescente qui semblait provenir d’une pièce. De son poste d’observation, Sara ne put voir ce qu’il y avait dans la salle.

Le petit bonhomme sortit de la pièce, referma les panneaux de verre et donna un tour de clef. Lorsqu’il se retourna, Sara vit les traits de son visage. La fillette sut qu’elle avait déjà vu ce personnage et le vague souvenir qu’elle en avait gardé ne lui rappela rien de bon. L’étrange individu quitta la bibliothèque et lorsqu’il referma la porte derrière lui, un silence absolu s’établit. Sara resta accroupie pendant un long moment, attendant anxieusement que le bruit de ses pas disparaisse dans le corridor. Puis, elle se leva. Elle remit le livre sur le rayon et sortit de la bibliothèque.

Chapitre 18, La pièce au fond de la bibliothèque

Lorsqu’elle passa près du boudoir attenant à sa chambre, Sara aperçut Xénia qui l’attendait depuis un bon moment déjà, avec un plateau de nourriture. Impatiente, la gouvernante demanda :

— D’où viens-tu, Sara ? J’étais sur le point de m’en aller !

— Je m’excuse, fit Sara désolée. Avec la clef que tu m’as donnée, j’ai commencé à explorer le château, et…

— Ça va ! fit Xénia, d’une voix mélancolique. Je vais réchauffer tout cela et je reviens ici avec le plateau.

Elle rapporta les mets refroidis à la cuisine puis elle revint, les bras chargés de plats qui fumaient. La gouvernante prit son goûter avec la fillette. Elle ne la questionna pas sur ses découvertes et pour l’instant, Sara ne désirait pas lui faire part de sa visite à la bibliothèque. En secret, elle formait le projet d’y retourner pour explorer la pièce interdite.

Après le repas, Sara passa à sa chambre. Elle s’accroupit près de son lit et repensa au petit bonhomme laid. Elle se mit à réfléchir profondément. Extrêmement perplexe, elle essayait d’établir des liens entre ce qu’elle avait vu et ce qu’elle avait lu, lorsque la mémoire lui revint subitement. Le petit bonhomme laid, c’était le gnome de la caverne. Elle poussa un cri, parce que cette pensée lui ramena tout d’un coup le souvenir de Lucas. La tristesse remonta dans son cœur. La petite fille se mit à éprouver le même chagrin que le premier soir de son arrivée au château, lorsqu’elle s’était étendue sur le lit pour pleurer. Ce souvenir lui ramena les larmes. Des perles en grand nombre tombèrent sur son gilet de dentelles et elle les recueillit.

Elle déverrouilla le tiroir du chiffonnier et en sortit sa salopette dont elle se revêtit. Elle enfila aussi ses espadrilles. Elle contempla un instant la dague et le livret ciselé qu’elle remit dans la poche de son pantalon avec les perles qu’elle avait amassées. Elle se rendit compte que le texte du livret constituait la suite des écrits du grand livre de la bibliothèque. Elle ne put résister à la tentation de retourner sans délai sur les lieux pour essayer d’ouvrir, avec sa clef, la pièce interdite. Avant de sortir de la chambre, elle laissa un petit mot pour Xénia. Elle dévisagea quelques instants son opossum de peluche, puis quitta la chambre sans, comme à l’accoutumée, le prendre sur ses épaules. Elle ne jeta pas un seul regard derrière elle.

La fillette marcha à pas feutrés dans le corridor qui menait à la bibliothèque. Comme la première fois, la grande porte ne lui fit pas d’obstacle. Elle pénétra dans la salle et referma la porte derrière elle. Elle utilisa la même clef pour déverrouiller le panneau vitré. La clef s’ajusta parfaitement à la serrure. Répétant les gestes du gnome, elle enleva quelques livres de la tablette, puis elle appuya sur le bouton. Les rayons glissèrent sur le côté et Sara pénétra dans la pièce.

Quelle ne fut pas sa surprise de constater que la salle était remplie d’ordinateurs ! « La dernière chose qu’on pourrait s’attendre à trouver dans un château antique ! s’étonna-t-elle. Des ordinateurs comme le mien ! » Malgré son jeune âge, la fillette savait très bien comment faire fonctionner un programme. Son père lui avait enseigné plusieurs notions informatiques depuis qu’elle était toute petite. Sara observa l’écran du premier appareil. Elle enfonça quelques touches pour connaître les logiciels auxquels il donnait accès. L’un d’eux avait pour icône une dague. Elle l’ouvrit immédiatement.

Le texte qu’elle fit dérouler montrait comment on pouvait empêcher quelqu’un de recevoir le sceau du roi ou contrecarrer les effets négatifs de la dague, pour ceux qui avaient reçu et le sceau, et la dague.

« Ce ne sont pas tous les porteurs de dague, était-il écrit, qui savent en faire usage ; pour neutraliser l’effet, par ailleurs puissant, il suffit de leur faire croire que celle-ci n’est d’aucune utilité. Pour les habitants des quatre jardins qui sont munis d’écouteurs, nous n’avons qu’à projeter le reflet de leur propre image, en cinémascope, sur l’écran céleste qui se trouve aux confins de chaque jardin. Surveillons continuellement l’écran et veillons à ce que le miroir courbe leur renvoie une image déformée. Gardons la communication avec eux. En les bombardant de messages publicitaires, nous les amèneront à se centrer sur eux-mêmes, ce qui finira par les détruire. Ils sont inoffensifs tant et aussi longtemps qu’ils ne sont pas mis en contact avec le livre aux enluminures. Encore un peu de patience ! Nos recherches pour mettre au point le langage commun qui nous permettra de communiquer efficacement avec les habitants des quatre jardins sont presque terminées. Bientôt les frontières seront réouvertes. »

Sara conclut que le document visuel s’adressait à ses opposants. Il affirmait ceci : « Vu que nous, qui haïssons tant le Roi et son fils, ne pouvons pas même supporter de voir la dague, encore moins de la toucher, nous devons toujours garder à l’esprit qu’il existe de nombreux moyens pour agir sur les détenteurs de l’objet immonde. À cet effet, apprenons à bien connaître le tempérament des porteurs. Nous ne devons jamais, au grand jamais, nous adresser à eux directement ni leur parler. Leur maître pourrait nous anéantir ! Misons plutôt sur leur faiblesse de caractère. Ainsi, nous ne pourrons pas nous tromper. »

« Quant au sceau que la plupart des acquéreurs de la dague portent sur leur front, il n’est pas possible ni de l’enlever ni de l’effacer. Nous pouvons cependant engourdir les porteurs avec le fiel de nos dards. Attention ! Il ne faut pas fixer le sceau, encore moins le toucher. Pour bien engourdir les détenteurs de l’odieuse marque, un surdosage est nécessaire, surtout si c’est la deuxième ou la troisième fois qu’ils ont été piqués. Ils prennent habituellement plus de temps à se réveiller après une troisième piqûre. Par contre, si la première piqûre est trop forte, ils peuvent en mourir et pour un tel geste, vous le savez bien, nous serions obligés d’en rendre compte à notre ignoble ennemi. »

Cette lecture horrifia Sara. Elle qui en était seulement à sa deuxième piqûre ! Cependant, pour se rassurer, elle fit le geste symbolique expliqué dans le livre : elle sortit la dague de sa poche et déposa sur la lame, avec le bout de ses doigts, sa peur paralysante. Elle la remit ainsi à celui qui avait payé le prix du sceau pour elle. Elle savait que sa frayeur ne disparaîtrait pas pour autant, mais désormais elle ne l’empêcherait plus de continuer son voyage, même si elle devait maintenant le faire seule.

La fillette poursuivit son exploration de la pièce interdite. Elle s’arrêta devant un ordinateur qui contenait des images comme celles de la télévision. Sara fit cliquer la souris sur une rubrique intitulée : LE JARDIN AUX IRIS. Le logiciel lui permit de survoler les lieux à l’aide d’un documentaire. Des images en couleurs montraient en gros plan des fleurs de toutes sortes et surtout des iris. Sara ne vit pas de fleur comme celle à qui elle avait parlé. Curieusement, il lui sembla que le jardin n’avait plus l’aspect des jours anciens, lorsqu’elle l’avait traversé. Les fleurs lui parurent artificielles. Elle déplaça le curseur vers un autre endroit. Elle vit cette fois-ci des champs entiers saccagés. Le coin supérieur droit de l’écran faisait apparaître les territoires qui avaient été dévastés et ceux qui allaient éventuellement être détruits.

Sara cliqua sur la rubrique : LE DEUXIÈME JARDIN. Elle laissa dérouler le document visuel devant elle. Aux confins du deuxième jardin, elle vit apparaître la ville avec la rue dans laquelle elle avait marché. Elle aperçut, en gros plan, des habitants avec leurs écouteurs aux oreilles ainsi que le gigantesque écran de l’esplanade. Lorsque le curseur pointa les portes, Sara remarqua que celles-ci étaient ouvertes et que les habitants traversaient le mur d’un jardin à l’autre. La frontière avait disparu et les deux gardes qui l’avaient laissée passer n’étaient plus au poste, pas plus que l’armée de sauterelles qui marchait le long des murs et les soldats vêtus de leur costume kaki.

Sara s’attarda devant un autre ordinateur, celui qui lui semblait constituer le centre cervical des opérations. Il fonctionnait avec le système d’exploitation : « CULTE DU CORPS ET LE LA PENSÉE », et diffusait des messages et des slogans sur l’écran céleste de la cité, au moyen de plusieurs logiciels titrés : «rationalisme», «matérialisme», «relativisme» ,«religiosités nouvelles»… Sara ne comprenait pas la signification de ces termes beaucoup trop savants pour une petite fille de son âge. Les citadins recevaient ces messages et communiquaient, dans un langage neuro-informatique avec le quartier général qui se trouvait dans la bibliothèque.

Elle fut frappée de consternation en découvrant dans cet ordinateur un autre programme que les habitants aux casques d’écoute des quatre jardins pouvaient utiliser pour eux et leur progéniture. Le logiciel leur accordait la possibilité de modifier des parties de leur corps ou de leur cerveau. Ils pouvaient aussi, s’ils le voulaient, créer un modèle de robot selon une liste de critères affichés à l’écran, et le multiplier autant de fois qu’ils le désiraient. Sara se rendit compte finalement que ce puissant ordinateur, qui était en fait une tour de contrôle, permettait d’inspecter soigneusement les quatre jardins.

Consciente de plus en plus des risques qu’elle prenait, la fillette sut qu’il lui fallait immédiatement prendre la fuite. Elle se disait que sa présence dans la pièce interdite serait bientôt signalée si cela n’avait pas déjà été fait. Elle sortit de la bibliothèque, descendit le couloir qui menait vers le vestibule. Personne ne la suivait encore. Elle dévala l’escalier et se retrouva dans la cour intérieure du château. Sara savait maintenant que sa dague pouvait lui sauver la vie. Elle la frotta contre la paume de sa main et la pointa en direction des portes du château. Les deux grilles s’écartèrent pour la laisser passer.

Jetant un regard en arrière, elle aperçut une multitude de sauterelles dans les tourelles, ainsi que des arbalétriers qui se préparaient à tirer. « Halte là ! » crièrent-ils à tue-tête. Remplie de peur mais affermie par son courage, Sara prit sa dague qu’elle plaça droit devant elle. Celle-ci se transforma en une petite voûte de bronze, ajustée à sa taille, contre laquelle la fillette s’arc-bouta. Des flèches enflammées fusèrent de toutes part. Elle les entendit tomber, comme une averse de grêle, sur la surface arrondie de la dague devenue bouclier. « Si je n’avais pas eu cette arme pour me protéger, se dit-elle en tremblant, j’aurais été criblée de flèches. »

La pluie de projectiles cessa. Sara se demandait ce qui lui arriverait lorsqu’elle enlèverait le bouclier au-dessus de sa tête. Elle se leva debout et déplaça l’écu légèrement vers la droite. Rien ne se passa. « Ils ont peut-être épuisé toutes leurs munitions ! » pensa-t-elle. Lorsqu’elle se remit à marcher, les flèches rebondirent de plus belle. Elle répéta le même geste que la première fois et s’abrita sous son parapluie métallique. « Comment prendre la fuite sans risquer d’être touchée ? » se demanda-t-elle, pendant un court moment d’accalmie.

Puis, il lui vint une idée. Elle s’assura qu’aucun ennemi ne lui barrait la route vers l’avant. Comme la voie était libre, elle marcha à reculons en se protégeant de son bouclier. À tour de rôle, le pont-levis, les murs, les créneaux et enfin les tourelles du château s’effacèrent à l’horizon. Lorsque le danger fut éloigné, le bouclier reprit sa forme première, celle d’une dague. Sara s’assit sur la terre ferme. Seule avec elle-même, elle pensa à sa maman et à Lucas. Elle éclata en sanglots. Pendant qu’elle s’essuyait les joues, un chant qu’elle reconnut vibra dans l’étendue lointaine et vint bercer sa peine :

Fillette, fillette,

Vers la villa tu marcheras.

Viens, ma sœurette, mignonnette,

Mon palefroi te guidera,

Sous l’acacia tu danseras.

Princesse, princesse,

Tous les iris, les bégonias,

L’amaryllis et l’hortensia,

Dans les sous-bois tu les verras

Chanter l’alpha et l’oméga

Fillette, fillette,

Sur les chemins de la villa,

D’un pas certain tu marcheras.

Dans les jardins tu sauteras

Un gai refrain tu chanteras.

Princesse, princesse,

Viens, ma sœurette, mignonnette,

L’écho lointain te portera,

Vers la villa t’emportera,

Mon palefroi t’y mènera.