Sous cette rubrique, j’aimerais présenter des extraits d’analyse critique d’un conte moderne et de son merveilleux. Je ne mettrai pas ici la seconde partie du mémoire intitulée: Objectivation du conte Cinquième Jardin, parce que je préfère laisser au lecteur le choix d’interprétation qu’il voudra bien donner à ce conte.  Il faudra aller sur le site de l’université pour lire l’analyse au complet.

Le Mémoire fut présenté à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval en mai 2000. Il se trouve présentement au Département des littératures, Faculté des Lettres de l’université.

 

Avant-propos du mémoire

Si l’écriture peut nous conduire au-delà des frontières du temps et de l’espace, elle permet également d’effectuer un véritable voyage intérieur caractérisé par un mouvement incessant d’images. L’activité créatrice ouvre des portes vers «l’ailleurs». Elle nous transporte dans le monde de l’enchantement et du ravissement. L’univers de la fiction est sans limites. Il est imprévisible.

Avant de prendre sa forme actuelle, la création littéraire «Cinquième jardin» a subi plusieurs métamorphoses. Un récit parmi tant d’autres s’est imposé. La création d’un conte merveilleux contemporain soulève inévitablement un questionnement par rapport à la notion du merveilleux et celle de la modernité. Dans ce volet analytique, ce mémoire se veut, tout d’abord, une tentative d’orienter ce questionnement sous l’optique d’une vision du monde et de la vie pour essayer de voir comment cette vision du monde a pu influencer une démarche de création littéraire.

Introduction

Comment pourrait-on définir un conte merveilleux moderne pour enfants? Les contes merveilleux d’antan sont issus d’une tradition orale dont il est quasi impossible de retracer les origines précises, et ces contes ne s’adressaient pas spécifiquement à un public d’enfants. Les recherches de Propp ont démontré que certains contes merveilleux contiennent une structure commune. La conclusion à laquelle est arrivé le célèbre théoricien a nourri bien des discours critiques. Certains ont affirmé que le conte merveilleux était mort, d’autres, qu’on ne pouvait le réduire à des jeux mécaniques, d’aucun, tel le théoricien Paul Larivaille, qu’on pouvait encore écrire des contes merveilleux modernes, en tenant compte de la structure canonique de Propp.

Lorsque je me suis mise à l’écriture d’un conte merveilleux, je ne me suis pas vraiment interrogée à propos de la structure du conte ou de son merveilleux, excepté les quelques fois où j’ai failli glisser dans le roman d’aventure. Parce que je voulais éviter cet écueil, j’y réfléchissais parfois, mais je n’arrivais pas à déterminer ce qui pouvait constituer les paramètres d’un conte merveilleux. Une autre interrogation restait en suspens dans ma pensée sans interférer avec le processus de création lui-même. C’était la question de la modernité, car il va sans dire que l’écriture d’un conte merveilleux contemporain doit rejoindre les enfants de notre époque.

Ces interrogations, qui avaient précédé surtout l’étape de l’élaboration du conte, me sont revenues lors de l’analyse réflexive qu’il m’a fallu faire sur le récit. Pour cette analyse, je prévoyais utiliser les douze étapes du Voyage du héros de Vogler (1) Ce spécialiste du conte, s’inspirant du «monomythe» de Campbell, des archétypes de Jung et des fonctions de Propp, propose un ensemble d’outils qui permet d’analyser les histoires modernes. Son approche, d’une grande pertinence, tient compte non seulement de l’aspect universel que l’on retrouve dans les contes et les mythes, mais aussi de l’aspect psychologique qui caractérise tout être humain, ce que les recherches de Bettelheim ont su mettre en valeur.

Dans son livre, les Grandes conceptions de l’imaginaire, Hélène Védrine souligne que «personne n’échappe à la croyance⌈…⌉même un rationaliste aussi puissant que Spinoza. Elle définit la croyance comme un système de références ou de valeurs qui permettent à un individu de subsister et d’affirmer sa personnalité. Elle soutient que la modernité n’échappe à la croyance, «même si elle joue sur le brouillage des références (2)». Il va sans dire que tout être humain possède une philosophie qui lui est propre, sur laquelle s’appuie sa vision du monde et de la vie. Dans son chapitre qui traite de l’imaginaire et de la pensée de Madame de Staël, Pierre Macheray soutient que «la nouvelle image de la littérature, forgée dans les toutes dernières années du dix-huitième siècle et encore vivante aujourd’hui, apparaît dès le départ inséparable d’une préoccupation authentiquement philosophique (3)».

Puisque le questionnement philosophique demeure ma préoccupation fondamentale, je tenterai dans les lignes qui suivent de poser quelques jalons qui permettront de mieux situer ma réflexion personnelle à propos du merveilleux. Cette réflexion, qui s’effectuera d’abord dans une perspective naturaliste, portera principalement sur les questions soulevées précédemment. J’exposerai ensuite, brièvement, la vision «surnaturaliste» de l’imaginaire et du merveilleux qu’avaient C.S. Lewis et J.R.R. Tolkien.

 

1. Considérations philosophiques

1.1. Le conte de fées traditionnel et le conte de fées moderne

Le Larousse définit le merveilleux comme ceci: «caractère de ce qui appartient au surnaturel, au monde de la magie, de la féerie (4).» Si on peut rapprocher le monde de la magie et de  la féerie à celui du merveilleux, s’il est vrai que le merveilleux fait souvent intervenir des êtres surnaturels, cette définition m’apparaît incomplète. Comment expliquer, à partir de là, l’univers bien concret du conte, ce que Georges Jean  appelle «un univers très présent» et qui semble constituer le merveilleux des contes?

Pierre Mabille précise que «le but réel du merveilleux est⌈…⌉ l’exploration plus totale de la réalité universelle (5)». Évidemment, la réalité universelle se construit à partir des réalités auxquelles tout être humain est confronté dans sa vie quotidienne. Avant de se revêtir de mots, le merveilleux imprègne la vie de tous les jours. La réalité universelle, qui comporte un caractère de durée, dépasse les frontières du temps et de l’espace. Les contes de fées traditionnels, en rejoignant cette réalité, ont de tout temps fasciné les enfants, grands et petits. On peut se demander ce qui fait la force d’un si grand attrait.

Bettelheim, un psychanalyste renommé pour enfants, soutient la thèse que c’est parce que le merveilleux des contes de fées touche au monde réel de l’enfant et qu’il lui parle de la «vérité» (6). Le célèbre psychanalyste applique ce postulat aux contes de fées traditionnels, parce que ceux-ci abordent les problèmes existentiels au moyen d’une intrigue simplifiée, conduite par des personnages-types qui sont nettement caractérisés et sans ambivalence. Selon lui, parce qu’ils s’adressent à l’imaginaire, les contes de fées permettent à l’enfant d’explorer le monde de sa réalité intérieure et de calmer son anxiété. Bettelheim critique les histoires modernes. Il leur reproche leur caractère superficiel, parce qu’elles ne permettent pas à l’enfant d’entrer en contact avec ses désirs ultimes et ses angoisses les plus profondes. Il croit que les contes de fées traditionnels sont beaucoup plus réalistes.

Si l’on pousse plus loin ce raisonnement, faut-il conclure que pour rejoindre les enfants dans leur vécu, les contes merveilleux contemporains devraient être modelés à partir du canevas traditionnel?  Michel Butoest d’avis qu’il n’est plus possible, à notre époque, de créer «d’authentiques contes de fées», parce que les besoins de la société ont changé et que le visage de la fée s’est tellement détérioré qu’il faudrait lui trouver un autre nom (7).

Paul Larivaille, l’un des théoriciens qui a le plus contribué à élargir le cadre des études structuralistes, a révisé le schéma canonique de Propp. Ses recherches démontrent qu’on peut arriver à recréer les éléments du conte traditionnel en tenant compte à la fois des fonctions et des motifs qu’il faut s’appliquer à renouveler pour les adapter à notre époque moderne. Selon d’autres spécialistes, le contenu du conte ne se réduit pas à une simple intrigue. C’est ce que pensent Pierre Péju et Georges Jean. Ces deux écrivains, qui résistent à toute forme d’analyse structurale, parce que trop réductionniste, refusent également tout type d’interprétation, qu’elle soit de nature cosmologique, initiatique, psychologique ou dérivée de l’inconscient collectif. Ils défendent les droits de l’imaginaire et soutiennent que le merveilleux échappe à toute explication.

Comme Pierre Péju et Georges, Tolkien soutient que le conte est beaucoup plus qu’une ossature. Dans son essai sur les contes de fées, «Fäerie», il rapproche la féerie et le merveilleux. La féerie, pense-t-il, ne se limite pas exclusivement à des histoires de fées, d’elfes ou de dragons. La définition d’un conte de fée ne dépend pas de ses assises ni de son squelette, mais de la nature même de la féerie et du royaume périlleux mis en place dans le conte, ainsi que de l’atmosphère qui entoure ce royaume (8). Christophe Carlier partage aussi cette idée, à savoir que le merveilleux ne réside pas dans le recensement des sorcières (9). Compte-tenu de ces remarques, le conte de fées moderne, ou plus précisément le conte merveilleux, n’aurait pas besoin de la structure canonique pour prendre forme. Ce la multiplie les possibilités en ce qui concerne la création de contes merveilleux.

1.2. Le héros moderne et le «Réalisme du merveilleux».

On peut se poser alors la question: qu’est-ce qui devrait caractériser le héros moderne? Paul Larivaille dit à propos de celui-ci que c’est un personnage au «merveilleux logique⌈…⌉, un cerveau dont les qualités intellectuelles fonctionnent comme un auxiliaire magique inné (10)».

Dans un document de travail intitulé: le Réalisme du merveilleux, il démontre que les termes «réalisme» et «merveilleux» sont indissociables l’un de l’autre et qu’une dichotomie s’est effectuée seulement à partir du moment où le conte a été soumis à la tradition écrite, avec Perrault. Lorsqu’il soutient que les croyances doivent être adaptées au contexte moderne, on peut lui donner raison. Cependant, l’exemple qu’il donne, dans son document, à propos du conte sicilien reste discutable. Ce conte, affirme-t-il, aurait pu constituer une «parfaite transposition moderne» du réalisme et du merveilleux qu’on retrouve dans le Chat botté. La seule erreur du conteur, spécifie-t-il, est d’avoir eu recours à une intervention surnaturelle, un merveilleux invraisemblable», signe d’une défaillance imaginative de sa part, d’une «incapacité à surmonter les obstacles que lui oppose le réel (11)». Cette constatation du théoricien nous amène à considérer une question importante: qu’est-ce que le réel?

Le réel se limite-t-il à ce que l’homme peut voir, peser, mesurer ou entendre, autrement dit, à ce que ses sens et son cerveau peuvent lui démontrer? La réponse à cette question est affirmative selon que l’on adopte une vision rationaliste ou naturaliste du monde. D’après cette vision, les choix de l’homme sont conditionnés par son environnement et son hérédité, puisqu’il est le fruit d’un processus biologique — ou chimique  — psychologique et social. À partir du moment où l’on s’interroge à propos du caractère surnaturel ou spirituel qui pourrait constituer une facette de sa personnalité, le réel devient plus difficile à palper. Le phénomène en soi et son observation échappent à tout déterminisme.

C.G. Yung est l’un des plus éminents psychologues de notre époque, qui a eu la hardiesse et le courage de plonger dans le monde intérieur de l’être humain pour sonder les profondeurs de sa pensée. À travers ses recherches et ses nombreux travaux, il a démontré que les possibilités créatrices relèvent toutes d’une source commune de l’humanité, d’un «inconscient collectif» constitué par les instincts et les archétypes. L’archétype central, selon Jung, c’est toute la psyché de l’homme qu’il nomme le «Soi». Il définit les archétypes comme des thèmes, de forme préexistante et inconsciente, qui se répètent dans les mythes, les contes, les fantaisies et les rêves (12).

Pour déterminer le rapport qui existe entre le conscient et l’inconscient, Jung utilise l’expression «fonction transcendante», qu’il définit comme une fonction psychologique comparable à une fonction mathématique. Bien qu’il fasse usage du terme «transcendant», «il n’y a rien de mystérieux, de supra-sensoriel ou de métaphysique à entendre» précise-t-il, à propos de cette expression (13). C’est par sa pensée, c’est-à-dire par son «psychique conscient», que l’homme, en tant que second créateur, donne au monde une existence objective. Le concept de «Dieu» pour Yung se trouve identifié à une force inconsciente ou à un dieu auteur à la fois du bien et du mal. L’homme peut apprendre à communiquer avec cette force inconsciente pour mieux la connaître et, peut-être ainsi, parvenir à la contrôler.

Sous plusieurs aspects, il va sans dire que la théorie de «l’inconscient collectif» et des «archétypes» est pertinente pour l’étude du conte. Si elle peut permettre d’en éclairer l’interprétation, la thèse demeure insuffisante, à mon avis, pour expliquer la question du réel, puisque celui-ci reste emprisonné dans les paramètres de l’immanence. Cette approche anthropomorphique fait de l’homme un dieu pour lui-même. Il en est de même pour la notion de «merveilleux» ou de «réalisme du merveilleux» telle que tente de la définir Larivaille parce qu’elle se trouve retenue, elle aussi, dans les limites d’un vision anthropocentrique.

1.3. Le conte merveilleux et le conte fantastique

Lorsqu’on examine la production contemporain des contes pour enfants, on peut se demander si le conte merveilleux ne s’est pas transformé en conte fantastique. Jacqueline Held déclare que la notion de «merveilleux» associée aux contes de fées, s’est «abâtardie» avec le temps et que, pour en maintenir l’essence, il faut la remplacer par celle de f«fantastique(17)».

Mais, dans le conte fantastique, on ne retrouve pas la même ambiance que dans le conte merveilleux. Todorov établit une distinction entre le «fantastique» et le «merveilleux». Il associe le fantastique à «l’étrange», «l’incertitude(15)». Ce caractère ambigu n’est pas le propre des contes merveilleux dans lesquels les événements surnaturels et le merveilleux qu’on retrouve ne provoquent aucune surprise. Christophe Carlier accentue cette particularité. Il souligne qu’on peut difficilement soutenir que le même merveilleux habite le conte de fées et le conte fantastique. Il définit le merveilleux comme «un certain regard sur le monde (16)». Ce n’est pas «le merveilleux qui définit le conte», dit-il, mais«le conte qui définit le merveilleux». Dans le conte de fées ou le conte merveilleux, dit-il, le merveilleux et le naturel s’entrecroisent; «le naturel n’est pas naturel, mais merveilleux (17)».

1.4. Le merveilleux et l’imaginaire

On peut se demander si le «merveilleux naturel» font parle Carlier ne rejoint pas l’imaginaire. Georges Jean définit le merveilleux du conte comme un «fabuleux qui s’humanise (18)». Les espaces et les êtres qui habitent le merveilleux, explique-t-il, sont naturels et vont de soi, lorsqu’on pénètre dans le monde du conte. Selon lui, il n’y a pas de démarcation entre l’imaginaire et le merveilleux, et c’est ce merveilleux qui rend le conte vraisemblable. «Tout se passe en fait comme si le merveilleux faisait littéralement et directement corps avec l’imaginaire (19)». Qui dit «merveilleux» dit donc aussi «imaginaire» ou «images». Mon expérience de l’écriture me démontre qu’il en est ainsi. J’ai tendance à croire, comme Alison Lurie, que «lorsque les auteurs choisissent d’écrire des contes merveilleux, ils en font souvent une métaphore de l’imaginaire (20)». Et ce sont les mots, à caractère iconique, qui révèlent ce monde d’images et de merveilleux.

Pour être moderne, cette «métaphore de l’imaginaire» ou ce «merveilleux naturel» doit-il être composite? Hélène Védrine souligne que «l’image brisée et désarticulée de la modernité» a succédé à l’image classique encore liée à la perception et aux règles d’association (21)». Pierre Péju précise que la création moderne a produit des «fabricants d’automates» qu’on ne peut ignorer, nés d,un modernisme angoissant à partir duquel s’est effondré un certain idéalisme. Ils construisent sur le «sol culturel jonché de fragments (22)». Ce nouvel art de «bricolage et de collage (23)» et cette« logique des fragments spécifie-t-il, exige l’exploration d’un nouvel « inconscient physique » (24)».

C’est à partir du quatorzième siècle, surtout, que l’image classique a été remise en question. Dès cette époque, la lecture du monde ne se fait plus au moyen d’images juxtaposées. Dans son ouvrage mentionné plus haut, Hélène Védrine tente de retracer les différentes conceptions de l’imaginaire depuis l’Antiquité. Avec Aristote, dit-elle, l’imaginaire cherche à se libérer de la notion de «mimésis» telle qu’on la concevait à l’origine, dans la tradition classique. Cependant, la brisure entre l’imagination et la «mimésis» ne s’effectue radicalement qu’à la Renaissance. Dès lors, pour être lu, le réel doit être reconstruit. «L’ordre symbolique ancien a basculé ⌈…⌉ À l’ordre divin devenu illisible, souligne-t-elle, s’est substituée une éthique du vouloir-faire (25)» Cette même auteure précise, dans le chapitre conclusif de son livre, que jusqu’à Kant, l’imagination s’est retrouvée «coincée entre la sensation et la raison (26)». Elle est devenue, par la suite, dans la pensée moderne, un «schématisme sans concept (27)».

Ce «schématisme sans concept», on le retrouve dans la pensée de certains écrivains modernes qui ont associé l’image à une expérience mystique nihiliste. Mallarmé, l’un des premiers, a effectué une coupure radicale entre le langage et son référent. Le poète joue avec les mots non plus pour qu’ils s’accordent, mais pour que leurs sens s’abolissent mutuellement. Désormais, le mot — ou l’image — n’entretient plus de rapport avec le monde. «Depuis Mallarmé, dit Zumthor toute poésie, ou peu s’en faut, s’est conçue comme créatrice d’espace: de distance, d’une zone d’obscurité empêchant le texte d’être transparent, lisible comme un dictionnaire (28)». Maurice Blanchot situe, comme Mallarmé, l’espace littéraire — ce que Zumthor appelle l’espace poétique — dans l’espace du vide et de la mort. D’après le philosophe, la vérité de l’image réside dans l’intimité qu’elle entretient avec le vide. L’image est la négation de la chose, elle renvoie «non plus à la chose absente, mais a l’absence comme présence (29)».

George Steiner affirme que cette rupture de la correspondance entre le mot et le monde comporte des enjeux théologiques et que cette crise du mot, devenu un signe vide, a eu pour résultat de créer un climat de tristesse. L’objet du langage n’est plus l’amour. Depuis Leibniz, on est passé d’une relation de correspondance, dans la langue d’Adam, à un scepticisme sans précédent par rapport au mot; à une «présence réelle», on a substitué une «absence réelle (30)». Si Mallarmé a su habiter l’absence, Rimbaud a complètement dépersonnalisé le «je», faisant ainsi de Dieu, la cible du combat (31). Cette crise nous emmène jusqu’à l’époque de «l’après-mot», précise Steiner, caractérisée de plus en plus par la technocratie du «code binaire (32)». Du côté de la linguistique moderne qui subvertit et disperse le Logos, on assiste à «l’abolition de l’auteur (33)».

1.5. Une vision «surnaturaliste» de l’imaginaire et du merveilleux

Par ailleurs, si certains philosophes et écrivains fixent l’expérience imaginative dans le concept de l’absence et du vide, d’autres, tels C.S. Lewis substitue une vision«surnaturaliste», qui reconnaît la valeur des sens comme moyen de connaissance tout en tenant compte de l’incarnation du Christ. Leanne Payne, une spécialiste de l’oeuvre de C.S. Lewis, fait ressortir, dans son ouvrage Présence réelle, que «l’émerveillement, la crainte révérencielle» habite l’imaginaire de cet écrivain (34). Pour C.S. Lewis, «la réalité suprême est une Personne, une Présence réelle»; il y a ce qu’elle appelle une «compréhension incarnationnelle de toute réalité», c’est-à-dire, une expérience de la présence immanente de Dieu en tant que Créateur de l’univers qui s’est incarné en Jésus-Christ (35).

C.S.Lewis soutient que la véritable expérience imaginative ne se trouve pas dans la rêverie ou dans l’invention, parce que dans celles-ci, on ne retrouve pas de traces du mystérieux et du transcendant (36)». L’imagination, dit-il, n’est que le reflet de la vérité divine, et non pas «le commencement d’une vie plus élevée de l’esprit, ni un pas vers elle; ce n’est que son image (37)». L’imagination chez, explique Leanne Payne, est une «intuition de la Vérité objective (38)». Elle est caractérisée par «la Joie» et elle est soumise à l’oeuvre de l’Esprit de Dieu.

En ce sens, C.S. Lewis associe l’image à un «Réel objectif» en dehors du «Soi», à une «Présence objective et suprapersonnelle (39)». Ce «Réel objectif» plus haut que les cieux, et au-dessus de toutes les autres puissances, est séparé du mal. C’est pourquoi, C.S. Lewis, dans ses ouvrages, fait une distinction très nette entre le bien et le mal. Il faut se rappeler que cette distinction constitue l’une des principales caractéristiques du conte de fées traditionnel, dans lequel les personnages ne sont jamais ambivalents. Tous les écrits de Lewis manifestent la présence, dans l’univers, d’un Dieu bon, Père des lumières, chez lequel il n’y a ni changement ni ombre de variation», comme le précise Jacques, le frère du Seigneur, dans son épitre aux douze tribus dispersées.

Lorsque je relis l’un ou l’autre des contes de la série: les Chroniques de Narnia, je suis toujours fascinée par la vision christocentrique de l’auteur, intriguée aussi, parce qu’il ne fait usage d’aucun vocabulaire religieux. La métaphore se construit graduellement dans le monde imaginaire du lecteur. Une métaphore qui suscite l’exultation, malgré les déboires et les épreuves que doivent subir les héros. On y retrouve, en filigrane, cette «Joie en tant qu’Objet», dont parle Leanne Payne (40), et qui caractérise tout l’oeuvre de C.S. Lewis.

Tolkien parle aussi de la «joie» comme la principale caractéristique d’une «Fantaisie réussie (41)». Pour lui, la Fantaisie — qu’il nomme l’imagination— est l’un des premiers éléments qui constitue l’essence d’un conte de fées. La Fantaisie ou l’Imagination, c’est ce qui donne «la consistance interne de la réalité» à un monde secondaire, même si ce dernier est constitué d’images de ce que l’on ne voit pas dans le monde primaire. Selon Tolkien, cette consistance de la réalité est difficile à atteindre, parce qu’elle nécessite un réarrangement des éléments du monde primaire. Le lien qui s’opère entre l’Imagination et le résultat final, c’est ce qu’il appelle «l’Art» ou la «sous-création (42)». L’artiste est non pas un second créateur mais un «sous-créateur», parce qu’il a été créé à l’image du Créateur.

L’évasion et le réconfort —ou la consolation—, deux autres éléments constitutifs, selon lui, du conte de fées, sont en relation étroite avec la «joie» dont il parle. Il associe l’évasion à une aspiration profonde chez l’être humain, plus qu’à une fuite. Ces désirs remontent à une époque aussi lointaine que celle de la Chute et au temps qui l’a précédée, «au temps où les animaux parlaient», lorsque l’homme pouvait s’entretenir avec eux. La Grande Évasion», la mort, rapproche l’homme des son aspiration la plus profonde, celle d’accéder à l’immortalité (43).

Sans nier la présence de la peine et de la souffrance, Tolkien insiste sur le fait que tout conte merveilleux doit apporter un réconfort par son dénouement heureux. C’est ce qu’il appelle «l’Eucatastrophe». Opposant le conte à la tragédie, il croit que «le conte eucatastrophique est la véritable forme du conte de fées et sa fonction la plus élevée (44)». Celui-ci, caractérisé par la Grâce et le retour de la joie soudaine plus forte que la mort, laisse entrevoir une parcelle de la réalité et de la vérité que sous-entend cette réalité. Le monde réel de «l’évangelium» est le reflet, dit-il, de «l’Eucatastrophe» la plus complète qui soit. «La naissance du Christ es l’Eucatastrophe de l’histoire de l’homme. La résurrection est l’Eucatastrophe de l’histoire de l’incarnation (45).» C’est « l’Art primaire» de la création, celui qui supprime la «défaite universelle finale», et ignorer cette réalité, affirme-t-il, conduit droit à la colère ou à la tristesse (46).

1.6. La littérature moderne et le merveilleux

Une bonne partie de la littérature contemporaine me semble être caractérisée par cette tristesse dont parle Tolkien. Dans le contexte de la modernité, comment le merveilleux peut-il continuer de survivre? Jean de Palacio précise que l’apparition du naturalisme en littérature, à la fin du dix-neuvième siècle, ainsi que la montée de la pensée scientifique ont été «peu propices au merveilleux (47)». Le merveilleux s’est totalement laïcisé jusqu’à devenir perverti, dit Palacio, et cela depuis que s’est introduit le «relatif», depuis que «la parodie d’envers» est devenue «l’endroit du conte (48)». La parodie, pense-t-il, apporté un coup fatal au merveilleux.

Que peut-on dire à propos de la littérature d’enfance et de jeunesse dans laquelle le merveilleux porte plusieurs costumes? Le conte moderne pour enfants, c’est parfois le conte traditionnel réinventé, assaisonné d’humour et parodié. Notre époque voit éclore des genres hybrides, une grande diversification et un éclatement des genres traditionnels. Plusieurs textes illustres pour la jeunesse sont de caractère subversif. Pour d’autres, le merveilleux s’est transformé en fantastique. Beaucoup de livres illustrés sont de véritables objets d’art et de petits bijoux littéraires; il suffit de penser aux albums de Helme Heine, de Michèle Lemieux, de Tony Ross et d’une multitude d’autres artistes qu’il serait impossible d’énumérer ici.

Si certains livres ont su garder, à des degrés divers, la couleur du merveilleux d’autres, à caractère plus réaliste, dit-on, ajoutent à la morosité de notre époque. Marie-Claude Monchaux, un critique de livres pour enfants, reproche à certaines maisons d’édition qui publient de la littérature jeunesse de trop vouloir «être branchées», et d’éditer des ouvrages qui sont de «véritables petites boîtes à tristesse (49)».

Cette constatation n’exprime pas toute la réalité de la littérature jeunesse dons l’une des particularités justement est de laisser transparaître l’espoir. Les maisons d’édition s’ajustent aux goûts et aux intérêts des jeunes lecteurs. Il arrive parfois qu’elles proposent, comme le remarque Dominique Demers, des héros-miroirs, représentant un enfant tout-puissant que détient la vérité et qui devient le «lieu d’investissement des valeurs fondamentales que l’adulte aurait égarées (50)». En ce cas, le portrait qu’on y fait de l’adulte n’est pas très élogieux.œ

La vision-miroir peut correspondre à la réalité de ce que vivent de plus en plus certains enfants au cœur d’une cellule familiale éclatée. Cependant, s’ils aiment bien se retrouver dans les livres qu’ils lisent, les jeunes désirent aussi connaître d’autres mondes. Si le miroir leur reflète simplement leur propre image et celui de la société de consommation dans laquelle ils vivent, que peuvent-ils y gagner? C’est pourquoi les auteurs doivent, à mon avis, dépasser cette vision-miroir.

Beaucoup d’histoires modernes mettent en scène le héros du «merveilleux logique» extrêmement doué qui, par sa science et ses innombrables capacités, parvient à surmonter les difficultés les plus ardues. Le héros du conte de fée traditionnel, lui, avait le plus souvent besoin d’une aide surnaturelle qui puisse le délivrer d’une situation dont il n’arrivait pas à se sortir lui-même. C’est ce que Max Luthi appelle, comme Tolkien, «la Grâce». parce que dans le conte de fées, souligne-t-il, l’aide essentielle vient d’un autre monde, de puissances inconnues (51).

Cela dit, aujourd’hui, le merveilleux prend des formes diverses, mais il continue de subsister. Marc Soriano, dans son Guide de littérature pour la jeunesse, avait déjà soulevé la question du «nouveau merveilleux». Même si, sous certains aspects, les contes traditionnels contiennent quelques scories, explique-t-il, ils demeurent un immense réservoir de poésie et de sagesse. Selon lui, le meilleur moyen de les renouveler et de les rafraîchir n’est pas d’en cultiver la nostalgie ou d’utiliser l’ironie, mais d’en créer d’autres «plus adaptés (52)».

Les possibilités offertes aux auteurs contemporains sont donc multiples; le monde imaginaire et merveilleux n’a pas de limites. Qu’il utilise la plume ou le pinceau, ce que l’artiste communique, en définitive, à travers son oeuvre, c’est le regard qu’il porte sur le monde.

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Conclusion

Créer des images, littéraires ou visuelles, c’est pénétrer un univers et se laisser imbiber de l’atmosphère qui émane de cet univers. Le monde merveilleux, qui déferle sur l’écran imaginaire du créateur pour rebondir ensuite sur celui du lecteur, est un système propositionnel dont l’énonciation, autant celle de l’image que celle du texte, permet de se situer par rapport à celui-ci. Il est vrai, comme le souligne Larivaille, que le réalisme et le merveilleux se rapprochent l’un de l’autre, mais encore faut-il trouver, en partie du moins, ce qui se trouve derrière ce réalisme.

Puisque la question du merveilleux, nous l’avons vu depuis le début, est étroitement liée à celle du réel, c’est une question ontologique. La réalité ultime, dont le merveilleux ou l’imaginaire constitue l’une des facettes, ne réside pas en un point situé quelque part entre l’esprit et la matière. L’idéalisme de Platon et le réalisme d’Aristote ne peuvent expliquer la totalité du réel, pas plus que les écoles de la pensée naturaliste ou rationaliste ni même franchement matérialiste qui se sont succédées par la suite.

Parce qu’il touche la question du réel et de la spiritualité, le merveilleux reste difficile à définir. À une question infinie, peut-on donner une réponse finie? Comment l’être créé pourrait-il arriver à circonscrire «l’Incréé»? L’image, qui habite le monde du spirituel et du surnaturel, de l’imaginaire et du merveilleux, est elle-même un miroir qui ne peut que refléter une infime partie de la réalité ultime qui la contient. Elle dépasse infiniment les limites qu’un phénoménologie trop subjective de la perception voudrait bien lui donner. Tout bien considéré, l’art réel, je dirais, découle d’une impulsion religieuse. Cette impulsion, qui n’a rien à voir avec la religion formelle, émane plutôt de l’aspiration spirituelle innée chez l’être humain: celle d’exercer ses dons en tant que «sous-créateur».

Cela dit, le défi à relever, pour l’écrivain d’un conte de fées moderne, est celui de parvenir à communiquer un minuscule fragment de cette réalité ultime, au moyen de mots et d’images, en évitant de tomber dans les formules désuètes et les lieux communs. Ce n’est pas l’écrivain lui-même qui pourra prétendre avoir réussi à relever un tel défi. La capacité d’en juger revient au lecteur et… à l’Histoire.

Références

  1. Christopher Vogler, Guide du Scénariste. La force d’inspiration des mythes pour l’écriture cinématographique et romanesque, Paris, Dixit, 1998, p. 13.
  2. Hélène Védrine, les Grandes conceptions de l’imaginaire. De Platon à Sartre et Lacan, Paris, Librairie Générale Française, 1990, p. 155-156.
  3. Pierre Macheray, «Un imaginaire cosmopolite: la pensée littéraire de Mme de Staël», dans À quoi pense la littérature, Paris, PUF, 1990, p. 17.
  4. Voir le Larousse de la langue française, t. 2: LZ, Paris, Librairie Larousse, 1977, p. 1144.
  5. Pierre Mabille, le Miroir du merveilleux, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 24.
  6. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Laffont, 1976, p. 548.
  7. Cité par Georges Jean, le Pouvoir des contes, Paris, Casterman, 1981, p. 221.
  8. J.R.R.Tolkien, «Du conte fées» dans Faërie, Paris, Éditions C.Bourgeois, 1978, p. 150.
  9. Christopher Carlier, la Clef des contes, Paris, Ellipses/Édition Marketing S.A. Thèmes et Études) 1998, p. 66.
  10. Paul Larivaille, le Réalisme du merveilleux. Documents de travail et Prépublications, no 28, Université de Paris, 1982, p. 128.
  11. Ibid. , p. 143.
  12. C.J. Jung, Ma Vie. Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard (NRF), 1973, p. 457.
  13. C.J. Yung, l’Âme et le soi. Renaissance et individuation, Paris, Albin Michel S.A.,1990, p. 151.
  14. Jacqueline Held, l’Imaginaire au pouvoir. Les enfants et la littérature fantastique, Paris, Les Éditions ouvrières, 1977, p. 116.
  15. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 29.
  16. Christophe Carlier, op. cit., p. 67.
  17. Ibid., p. 67.
  18. Georges Jean, op. cit., p. 60.
  19. Ibid., p. 60.
  20. Alison Lurie, Ne le dite pas aux grands, Paris, Éditions Rivages, 1991, p. 30.
  21. Hélène Védrine, op. cit., p. 153.
  22. Pierre Péju, la Petite fille dans la forêt des contes, Paris, Laffont, 1981, p. 251.
  23. Ibid., p. 252.
  24. Ibid., p. 255.
  25. Hélène Védrine, op. cit., p. 62.
  26. Ibid., p. 88.
  27. Ibid., p. 112.
  28. Paul Zumthor, la Mesure du monde, Paris, Seuil (Coll. Poétiques), 1993, p. 377.
  29. Maurice Blanchot, l’Espace littéraire, Paris, Gallimard (Coll. Idées), 1968, p. 358.
  30. Georges Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991 ⌈1989⌉, p. 124.
  31. Ibid., p. 127.
  32. Ibid., p. 144.
  33. Ibid., p. 129.
  34. Leanne Payne, Présence réelle. La vision chrétienne dans la pensée et l’imaginaire de C.S. Lewis, Éditions Raphaël (Le Mont Pèlerin), 1998, p. 162.
  35. Ibid., p. 132.
  36. Ibid., p. 161.
  37. Voir C.S. Lewis, Surpris par la joie, Paris, Seuil, 1964, p. 159.
  38. Leanne Payne, op. cit., p. 163
  39. Ibid., p. 164.
  40. Ibid., p. 162.
  41. J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 201.
  42. Ibid., p. 177.
  43. Ibid., p. 198.
  44. Ibid., p. 199.
  45. Ibid., p. 202.
  46. Ibid., p. 199.
  47. Jean de Palacio, les Perversions du merveilleux, Paris, Nouvelles Éditions Séguier, 1993, p. 11.
  48. Ibid., p. 60.
  49. Marie-Claude Monchaux, Écrits pour nuire. Littérature enfantine et subversion, Paris, Union Nationale, Centre d’études et de diffusion, 1987, p. 79.
  50. Dominique Demers, du Petit Poucet au Dernier des raisins. Introduction à la littérature jeunesse, Québec,  Éditions Québec/ Amérique et Télé-Université, 1994, p. 205.
  51. Max Lüthi, The Fairytale as Art, Form and Portrait of Man. Bloomington, Indiana University Press, 1984, p. 139.
  52. Marc Soriano, Guide de la littérature pour la jeunesse, Paris, Flammarion, 1975, p. 155.