Chapitre 19, Une grande surprise
Sara se releva. Elle mit le cap droit devant elle. Elle marcha pendant très longtemps jusqu’à ce qu’elle parvint à un amoncellement de ruines. Des blocs de pierres informes et des créneaux brisés qui s’effritaient au sol lui donnèrent l’impression qu’elle se trouvait peut-être sur le terrain d’un château en ruine. Elle s’assit un moment, le dos appuyé contre un tronc sec. Alors qu’elle pensait encore au domaine qu’elle venait de quitter, elle entendit quelqu’un l’appeler par son nom. Elle se tourna pour savoir d’où venait la voix. Elle aperçut la gouvernante sur la saillie d’un rocher, avec une dague dans les mains. Elle était vêtue non plus de son vêtement austère, mais d’un pantalon bleu et d’un tricot de dentelle blanche. Des perles de jais brillaient à ses oreilles et ses cheveux noirs flottaient au vent.
— Xénia ! fit Sara, éblouie. J’ai failli ne pas te reconnaître ! Que fais-tu ici ? Tu as quitté le château ?
— Je me suis enfuie, Sara ! répondit la gouvernante.
— Mais où as-tu trouvé cette dague ?
— Je l’avais en ma possession, le jour où je suis arrivée au château. Après avoir lu la lettre que tu m’as laissée sur ta table de chevet, il m’est revenu à l’esprit que j’avais, moi aussi, un jour comme toi possédé une dague. Il m’a fallu beaucoup de courage mais je suis allée dans la bibliothèque. J’ai lu et relu le livre interdit. Alors, j’ai sorti ma dague que j’avais cachée dans mon coffret à bijoux. Je me suis évadée du château peu après ton départ…et me voici…
— Alors, comment se fait-il que tu te retrouves ici avant moi ? questionna joyeusement Sara.
— Nous avons dû choisir des chemins différents, répondit la gouvernante, tout en esquissant un large sourire. Peut-être le mien était-il plus court ! Je n’en sais rien ! C’est heureux que nous puissions nous retrouver, n’est-ce pas ?
C’était la première fois que Sara voyait sa gouvernante sourire ainsi. Elle lui sauta au cou et l’embrassa. Xénia poursuivit ses explications :
— Lorsque la mémoire me revint, je sus que je serais à jamais malheureuse au château, même après y avoir vécu fort longtemps. Je formai alors le projet de m’enfuir. Personne n’aurait pu réussir à me convaincre d’y rester. Avant de partir, je suis allée voir Prunelle dans le salon bleu.
— Quoi ? s’écria joyeusement Sara. Tu connais la poupée mécanique ?
— Oh ! Mais ce n’est pas une poupée ! C’est une petite fille, comme toi ; on l’a fait prisonnière avant toi et moi. Elle a reçu la troisième piqûre qui l’a ensorcelée. Pour échapper au sortilège, il fallait que quelqu’un arrive à déjouer Sinuon et à se sauver du château. Ce que toi, tu as réussi ! Elle essaie comme nous d’échapper au Prince des cavernes. Dès son arrivée, Prunelle avait tenté de fuir. Mais elle fut vite rattrapée par des sentinelles dans la cour intérieure. Elle m’a dit qu’elle avait oublié d’apporter la dague avec elle. C’est pourquoi il lui fut impossible la première fois d’ouvrir les grilles. Après l’ensorcellement de Prunelle, je n’ai jamais essayé de partir ; j’avais trop peur de subir le même sort qu’elle !
— Où est Prunelle maintenant ? s’informa Sara.
— Quelque part, sur l’une des routes du quatrième jardin. Nous avons jugé préférable de prendre des sentiers différents pour déjouer l’ennemi. Nous nous retrouverons à l’entrée du jardin. Je suis allée lui porter sa dague avant de quitter la forteresse. Sinuon n’était pas encore revenu au château. Sans doute, aura-t-il été mis au courant de notre tentative de fuite!
Après leur heureuse retrouvaille, Sara et Xénia convinrent d’emprunter des chemins distincts pour confondre leur adversaire. Elles savaient que la dague magique pouvait leur servir de boussole et les aider à se rendre à bon port. Elles avaient appris à la manier.
Sara quitta Xénia pour continuer son voyage. La fillette opta pour une route qui traversait une vaste plaine parsemée de rochers et coupée de ravins. Elle marchait allègrement lorsqu’une pluie torrentielle s’abattit sur le sentier en laissant, ici et là, des ruisseaux de vase dans lesquels les pieds de la fillette s’enlisèrent. Elle clopina longtemps sur le chemin inégal et sinueux, glissant parfois dans le limon. Quand enfin la pluie s’arrêta, Sara, couverte de boue, vit poindre devant elle une steppe clairsemée de silhouettes d’arbres aux branches sinueuses. « Oh ! Des eucalyptus ! » s’exclama-t-elle. Avec regret, elle se mit à penser à Lucas.
Au moment où elle s’engagea dans la lande, elle vit monter, à travers les buissons, des serpents rouge vif autour desquels dansaient des cerceaux jaune brillant. Ils s’élevaient en volutes dans l’air pour s’éteindre aussitôt à l’horizon. La steppe fut bientôt couverte de ces vipères enflammées. La petite fille ne pouvait plus avancer. Les flammes ardentes qui couraient d’un buisson à l’autre l’empêchaient de continuer sa route. Elle crut qu’il lui faudrait rebrousser chemin. Sa maman lui avait souvent répété qu’elle ne devait jamais jouer avec le feu.
Il lui semblait donc inévitable de revenir sur ses pas. Mais juste avant de faire demi-tour, la fillette observa soigneusement le feu dans la lande. À son grand étonnement, elle s’aperçut que les flammes, qui couvraient maintenant toute la steppe au devant d’elle, ne dégageaient aucune odeur de fumée et qu’elles n’atteignaient pas les eucalyptus. « Ah ! Si je pouvais voler, pensa-t-elle, j’arriverais de l’autre côté et je serais ainsi plus près du cinquième jardin. » Elle savait qu’elle ne s’était pas trompée de chemin, puisqu’elle avait pris la peine de consulter sa dague qui lui servait de boussole.
Elle resta figée sur place pendant un long moment. Envoûtée par la couleur des flammes qui dansaient devant ses yeux, elle les fixa exactement comme elle fixait le feu de bois dans la cheminée, lorsque son père ajoutait quelques bûches pour nourrir la flamme. Elle pensa au dernier Noël familial, lorsque son petit frère, ses parents et elle, se réchauffaient tous les quatre assis au coin du feu. Elle serait restée là, indéfiniment, sans doute, lorsqu’elle sentit une paire de griffes acérées lui enserrer les épaules et la soulever au-dessus des arbres. Encore grisée par l’effet du feu, c’est à peine si elle vit la steppe d’eucalyptus qu’elle survola et qu’elle traversa de part en part.
Son envoûtement cessa lorsque les griffes, qui la maintenaient fermement dans les airs, lâchèrent prise et la déposèrent au pied d’un énorme tronc. Celui-ci, creusé d’un trou semblait servir de gîte à quelqu’un. En cet endroit où elle venait d’atterrir, il faisait nuit. La fillette n’arrivait pas à voir distinctement son sauveteur. Mais lorsqu’il parla, elle reconnut la voix familière de Lucas. Elle pleura à chaudes larmes et se mit à répéter :
— Lucas ! Lucas ! Lucas !
Pour la bercer, l’opossum lui chanta :
Fillette, fillette
Vers les chemins de la villa
D’un pas certain tu marcheras,
Dans les jardins tu sauteras
Un gai refrain tu chanteras.
La petite fille pressa l’opossum contre son cœur et celui-ci se blottit dans ses bras. Puis, il se défit lentement de son étreinte. Il se posa sur une branche en face d’elle. Ses yeux de diamants, tels ceux d’un chat, perçaient les écailles de la nuit. Sara ne trouva pas les mots pour manifester sa joie de l’avoir retrouvé. Elle avait longtemps pensé que ses ennemis, après l’avoir capturé, lui avaient donné la mort. Oh ! comme elle était heureuse de savoir maintenant qu’il était vivant !
— Comment t’es-tu échappé ? l’interrogea-t-elle avidement.
— Comme ceci, expliqua Lucas : Je fus aussi comme toi amené au château et emprisonné quelque temps dans un donjon. Quelqu’un me conduisit à Sinuon parce qu’il voulait, m’a-t-on dit, faire confectionner un opossum de peluche pour toi. Encore s’en est-il fallu de peu pour qu’il me fit empailler. Brrr ! Juste à y penser j’en tremble encore ! Mais pour toi j’étais prêt à tout ! Le Prince noir me fit appeler plusieurs fois, pour comparer le jouet avec l’authentique moi-même. Il trouvait l’idée du jouet plus appropriée que celle de l’animal empaillé parce que, disait-il à ses acolytes, il te ferait oublier plus vite, ton compagnon de voyage. Comme j’avais une mauvaise réputation auprès de lui et qu’il déteste les animaux, il demanda à ses deux gardes du corps, de me conduire dans la forêt d’eucalyptus et de m’y laisser errer. Peut-être espérait-il m’y voir mourir ! Il avait oublié, je crois, que les eucalyptus font partie de mon habitat naturel. Ses deux complices me bâillonnèrent, m’emmenèrent jusqu’ici, me redonnant ma liberté. J’y suis depuis ce jour et je me suis construit une maison dans cet arbre creux.
— Mais dis-moi, Lucas, comment as-tu su que j’étais ici et en danger ? demanda Sara d’une voix cassée.
— Le personnage que j’avais rencontré près de la caverne et qui ressemblait à un fils de roi vint me voir, un jour que j’étais perché à l’envers sur une branche d’eucalyptus. Il m’a révélé que tu ne resterais pas à toujours enfermée dans le château et qu’au moment où tu le quitterais, tu aurais besoin de mon aide. J’ai commencé à voler d’un eucalyptus à l’autre pour te surveiller à travers la steppe. Mon sixième sens m’a prévenu de ta présence dès que tu as pénétré dans la lande. Du haut de mon arbre j’ai vu le brasier à travers les broussailles. Comme tu le sais, je peux voir à distance. Dès que je t’ai aperçue dans la plaine, hypnotisée sous le feu de l’ennemi qui commençait à te geler le cerveau, j’ai immédiatement déployé mon patagium pour voler à ton secours. Je ne savais pas comment j’arriverais à te soulever dans les airs à cause de ma petite taille. Mais lorsque je t’ai enserrée de mes griffes, tu pesais à peine une plume.
À ces mots Sara déborda de tendresse pour l’opossum. Elle le cajola doucement. Ce que l’opossum lui rapporta à propos du prince la fit brûler du désir de pénétrer dans le cinquième jardin.
Chapitre 20, Vers le cinquième jardin
Sara raconta à Lucas sa captivité au château. À la fin de son récit, elle céda au sommeil, près de l’arbre creux. Pendant qu’elle dormait, Lucas, de ses yeux perçants faisait le guet. Lorsqu’elle se réveilla, ils suivirent la route que l’opossum connaissait pour parvenir aux confins du quatrième jardin. Il fallut marcher très longtemps avant d’y arriver. Sara se demandait comment se passerait la traversée vers le cinquième jardin. Ils arrivèrent de nuit dans une immense clairière.
Dès qu’elle y fut, le lieu lui apparut à la fois étrange et familier. À deux reprises, elle y était venue. Elle déposa l’opossum sur une branche.
— C’est ici Sara que se termine mon voyage, s’exclama l’opossum avec des étincelles dans les yeux. Je te rejoindrai de l’autre côté de la frontière lorsque le moment sera venu. Il me tarde déjà de me retrouver auprès de toi.
— Moi aussi, répondit tristement Sara.
L’opossum la quitta non sans lui avoir expliqué qu’elle devait se trouver seule dans la clairière, au moment où le cheval du prince viendrait la prendre. Si la fillette accepta de se séparer de son précieux ami, c’est qu’elle savait qu’elle le reverrait dans le cinquième jardin. Avant de la laisser, l’opossum lui chanta :
Princesse, princesse,
Viens, ma sœurette, mignonnette,
L’écho lointain te portera,
Vers la villa t’emportera,
Mon palefroi t’y mènera.
Après le départ de Lucas, Sara s’assit sur une vieille souche. Elle fixa le centre de la clairière, là où la première fois elle avait vu surgir la colonne étincelante. Cette fois-ci, une porte immense s’ouvrit entre ciel et terre. Elle se leva et suivit le sentier phosphorescent qui se trouvait derrière la porte. Elle descendit une allée d’arbres incandescents. Le paysage lui sembla encore plus merveilleux que les deux première fois où elle était venue en cet endroit.
Au bout de l’allée, elle vit se dresser un cheval blanc qui la regardait de ses yeux brillants. Elle le reconnut. Une parure royale ornait sa tête, son poitrail et ses pattes. Le cheval remua la tête de bas en haut, puis se pencha pour inviter la fillette à le monter. Lorsqu’elle fut sur son dos, il enroula sa longue crinière flamboyante autour du corps de l’enfant. Sara eut l’impression de ne faire qu’un avec le cheval, comme s’il eut été un prolongement d’elle-même.
De sa blancheur éclatante, il survola la nuit. Telle une étoile filante qui diffuse ses rayons, il jeta derrière lui un sentier de lumière. Sous ses sabots, Sara revit les vallées nébuleuses et ensoleillées qu’elle avait traversées dans les autres jardins. Elle aperçut tout à coup le sombre château aux lumières vacillantes et aux mille tourelles. Non loin du château, le palefroi se mit à descendre. Le cœur de Sara battit à tout rompre. Mais le cheval fit volte-face et fila à vive allure dans la direction opposée. Il mit le cap sur l’infini, au-delà des quatre coins de l’horizon.
Soudain, une magnifique pétarade de feux d’artifice détona dans le ciel. Des bouquets de lumière venant de tous côtés tourbillonnèrent dans le firmament. De l’orient et de l’occident, ils montaient bruyamment, s’enlaçant et se faufilant parmi les étoiles. Ils descendirent, comme des perséides, à une vitesse tout aussi vertigineuse que celle avec laquelle ils étaient montés, par le côté méridional et vers le septentrion. Bientôt, tout le firmament s’embrasa de diamants multicolores qui s’éteignirent en volutes sous le regard ébloui de la fillette, envoûtée par ce grandiose déploiement de couleurs brillantes accompagné de chants fluides, montant de l’horizon.
Dans le moment qui suivit, un silence absolu régna dans le ciel. Sara vit surgir tout d’un coup une lumière qui ressemblait fort à celle du soleil en plein midi. Mais, ce n’était pas le soleil ! Le palefroi venait de se poser devant un mur de vignes. Elle entendit le cliquetis de ses sabots marteler le parvis de pierres qui menait à l’entrée d’un magnifique jardin. Le cheval piaffa, exécuta quelques cabrioles, puis déroula sa crinière pour laisser descendre la fillette.
Lorsqu’elle fut sur ses pieds, le palefroi repartit à l’horizon et Sara marcha vers la tonnelle. Sous le treillage, se tenait un être lumineux revêtu d’un vêtement blanc éclatant.
Sara reconnut le géant qui lui avait ouvert la grille pour lui permettre d’entrer dans le troisième jardin. Il avait perdu son regard dur ; son visage étincelait comme un rubis. Il esquissa un large sourire et étendit le bras pour inviter la fillette à pénétrer dans le jardin.
Sara n’avait pas de mots pour décrire la somptuosité des lieux. Elle fut accueillie par la pierre sur laquelle elle avait trébuché dans le premier jardin. La pierre qui jetait des feux tout autour d’elle se déplaçait en roulant. Elle offrit son aide à Sara pour la guider dans le cinquième jardin. Il y avait tellement à voir que Sara ne pensa pas même lui demander comment elle était venue dans cet endroit merveilleux. D’ailleurs cela importait peu puisque maintenant elles étaient ensemble.
Elles se baladèrent parmi les minéraux et les pierres précieuses qui se trouvaient à l’entrée. Près de l’allée centrale, un saphir bleu cristal couronné d’une énorme perle les salua. Des calcédoines reflétaient leur transparence laiteuse sur le vert brillant d’une prairie d’émeraudes, au milieu de laquelle chantaient le bleu vert cristallin du béryl et le vert pomme translucide des chrysoprases. Des topazes aux reflets jaunes couronnaient la tête de plusieurs arbustes en chapelets de diamants. On aurait pu penser qu’il s’agissait d’un champ de lavande, non seulement à cause de la couleur mais aussi des senteurs. Un peu plus loin, un pré aux coloris d’un violet limpide était entièrement couvert d’améthystes parmi lesquelles dansaient des sardoines et des sardonyx aux reflets brunâtres et orangés, ainsi que des chrysolites aux teintes dorées.
Si la fillette n’avait pas de mots pour décrire la splendeur des allées de pierres précieuses parmi lesquelles elle avait marché, elle resta bouche bée, lorsqu’elle contempla la végétation et les animaux du jardin. Un peintre n’aurait pas su représenter les couleurs brillantes et capiteuses qui foisonnaient autour d’elle, pas plus qu’un parfumeur ne serait arrivé à retracer toutes les odeurs qui montaient dans l’air. De multiples espèces de fleurs festonnaient le tronc des arbres entre lesquels des tiges à boutons s’enchevêtraient. Des rosiers grimpants couraient partout à travers le jardin, s’enroulant autour des arbustes et des roseaux, de tous les végétaux assez robustes pour les supporter.
Quelle ne fut pas la joie de Sara d’apercevoir soudain, près d’un lit de fougères et d’herbes, l’iris qui l’avait conseillée dans le premier jardin ! Elle reconnut la fleur parmi toutes ses semblables. Celle-ci soupirait d’aise d’avoir enfin retrouvé son véritable habitat. Sara demeura avec elle quelque temps pour se réjouir en sa compagnie.
Lorsqu’elle leva les yeux pour regarder sur l’étang, elle entrevit le cygne du lac de cristal qui l’avait emmenée vers le deuxième jardin. Ses yeux d’émeraude brillaient encore plus que la première fois. Il faisait sécher ses plumes diaphanes sous la lumière éclatante du jardin. Il posa ses yeux doux sur Sara. La fillette s’élança vers lui et l’entoura affectueusement de ses bras. Comme son cœur bondissait de joie, elle se mit à danser et à chanter avec l’iris et la pierre, au milieu des amaryllis et des hortensias. Après sa folle ronde elle se jeta, essoufflée, au pied d’un mimosa dont elle s’enivra du parfum qu’il dégageait. Elle ferma les yeux et lorsqu’elle les ouvrit, une petite tête à l’envers la regardait. C’était l’opossum. Il souriait, et Sara, qui avait appris avec lui à voir le bon côté des choses, lui sourit aussi.
Chapitre 21, La villa
L’opossum sur l’épaule, l’iris dans ses cheveux, la pierre aux mille feux roulant à ses pieds et le cygne marchant à ses côtés, Sara poursuivit l’exploration du jardin. « Cet endroit est encore plus délicieux que tout ce que j’aurais pu imaginer », s’exclama-t-elle en présence de ses amis. Et ils partageaient bien son avis là-dessus ! La fillette avançait d’un pas allègre sous le toit de feuilles et de rameaux fleuris que perçaient ici et là des parcelles azurées d’infini.
Elle passa sous un arbre dans lequel un léopard s’amusait avec un koala. Sur une branche, un perroquet les observait en répétant la chanson de l’alpha et de l’oméga que lui enseignait un bégonia, perché au-dessus de sa tête. Sur le tronc, un homme peignait des amaryllis. Une à une, les fleurs s’animaient sous le pinceau du magicien. Au dernier coup de pinceau, elles sortaient du tableau et s’éparpillaient ici et là dans le jardin. Pas très loin, une antilope et un kangourou folâtraient avec un tigre et près d’eux, un paon étalait sa queue garnie de pierres précieuses.
Dans une clairière bordée de palmiers, Sara vit courir un lion monté par un petit garçon. Elle s’approcha et reconnut le garçonnet qu’elle avait rencontré à l’auberge. Le félin dévala une pente à vive allure et grimpa jusqu’à la cime d’un chêne, pendant que le petit garçon s’agrippait à sa crinière brune. Passant près d’elle, il la salua de la main et continua sa course folle sur le dos du lion. Puis il vint rejoindre son père qui peignait les fleurs sur le tronc de l’arbre.
Sara continua d’explorer le jardin. Dans une savane couverte de hautes herbes et de nénuphars, ce qu’on ne voit jamais dans la brousse, elle entendit barrir un éléphant. Il transportait sur son dos une femme et une petite fille. Curieuse, elle proposa à sa suite de s’approcher de la scène, pour mieux la contempler. C’était Xénia et Prunelle qui partaient en expédition. Elles invitèrent la fillette à monter l’éléphant, ce qu’elle accepta volontiers.
Sara s’égaya longtemps en présence de ses amis. Cependant, cela ne lui fit pas oublier le désir qui lui brûlait toujours le cœur : celui de revoir sa mère et de rencontrer le prince Owen, qui lui avait mystérieusement accordé son aide, tout au long du voyage. La pierre, qui connaissait très bien le cinquième jardin, la guida jusqu’à la villa des lys. Elle eut bien vite sous les yeux, la villa qu’elle avait vu apparaître entre les buissons, dans le premier jardin. Non seulement cette villa était-elle entourée de lys, mais des roses au parfum framboisé montaient de tous les côtés sur les murs. La maison fourmillait d’invités. Sur les dalles du parvis se tenait une femme au corps transparent, éclatante de beauté, avec un collier de lys autour du cou et un bijou, en forme de dague, sculpté sur le front. Lorsque la femme aperçut la fillette, elle la regarda longuement et tendrement de ses yeux bleu océan, aussi brillants que ceux du cygne. De son regard avait disparu toute trace de tristesse.
Lorsqu’elle la vit, Sara courut se jeter dans ses bras :
— Maman ! s’écria-t-elle, tu m’as tellement manquée ! Je ne pouvais plus te parler, ni t’embrasser ! C’était terrible ! Pourquoi m’as-tu abandonnée ?
En disant cela, de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Sa maman la serra très fort contre elle et lui dit :
— Tu sais Sara, je te portais toujours dans mon cœur ; d’ici, je continuais de te chérir sans pouvoir communiquer avec toi, parce que maintenant nous sommes séparées pour un peu de temps. Il me fallait suivre un chemin qui n’est pas le tien ! Je savais que le prince Owen veillerait sur toi. Lorsque je dus traverser la sombre vallée, il me porta sur ses épaules. Toi aussi, un jour, tu franchiras la passerelle. Il fera pour toi ce qu’il a fait pour moi, si tu le crois !
Sara embrassa sa maman. Une longue étreinte valut toutes les autres paroles qu’elles auraient pu se dire. Elle passa beaucoup de temps avec sa maman. Le jour vint cependant où elles durent se dire adieu. La maman entoura sa petite fille de ses bras et l’embrassa une dernière fois. Puis elle la conduisit vers le prince Owen qui marchait dans un coin du jardin. Depuis longtemps, la fillette voulait le voir et lui parler. Dès qu’elle l’aperçut, Sara le reconnut ; c’était le personnage de la clairière. Au lieu de ses habits royaux, il portait un simple vêtement de jardinier. Le Prince posa son regard doux sur la fillette. Sara voulut lui offrir un présent. Elle sortit les perles de sa salopette. Il tendit la main pour les recevoir et en fit un collier qu’il lui accrocha au cou.
— Sara, lui dit-il, petite sœur, petite princesse ! Tu le rapporteras avec toi car, dans quelque temps, tu retourneras dans la serre. Avec tes yeux mortels, tu n’as vu qu’une infime partie du jardin. Je ne peux pas te montrer le reste maintenant. Le gardien que tu as rencontré sous la tonnelle surveille, avec son épée flamboyante, l’entrée principale qu’aucun mortel ne peut franchir. J’ai amené ici la villa aux lys pour te permettre de voir ta maman. Cette demeure, je l’ai préparée pour elle. Elle habite une partie du jardin, inaccessible pour toi dans le moment. Lorsque tu reviendras ici pour y rester et que j’aurai refait les quatre jardins, je te confierai celui des iris. Avant que tu ne retournes d’où tu es venue, je veux te montrer quelque chose.
Il l’attira près d’un énorme trou.
— Ce cachot, poursuivit-il d’une voix puissante, je l’ai préparé pour mes ennemis et pour tous ceux qui les soutiennent. Un jour, je le lierai, lui et ses acolytes, au fond de ce puits. Il ne pourra plus détruire ni causer la mort dans les jardins, comme il le fait présentement. J’agirai au moment propice. Le Roi, mon père, pour qui un jour est comme neuf cent quatre-vingt dix- neuf ans et neuf cent quatre-vingt dix-neuf ans sont comme un jour, veut que le plus grand nombre possible d’êtres vivants puissent avoir accès au cinquième jardin. Et ce que mon père veut, je le veux moi aussi.
— Est-ce que je peux voir le Roi ? demanda Sara.
— Pas maintenant, répondit le Prince. Me voyant, tu as vu le Roi !
— Dis-moi, cher Prince, comment ferai-je pour retourner à la maison ? questionna Sara perplexe.
— L’opossum te ramènera là-bas, répondit avec douceur le Prince. Je te fais cadeau du collier et de la dague. Apporte-les avec toi. Ils te rappelleront le royaume. Conserve-les précieusement.
Après ces paroles, le Prince serra tendrement la fillette dans ses bras, puis il appela Lucas qui se présenta aussitôt. Il le caressa affectueusement à l’encolure, puis il l’accrocha aux épaules de la fillette. Sara ferma les yeux. Aussitôt, un vent très fort la fit tourbillonner dans l’espace et elle se retrouva instantanément à l’entrée de la serre, là où, pour la première fois, l’opossum lui avait adressé la parole.
Le tout premier geste qu’elle posa fut celui de marcher jusqu’à l’arrière de la serre, pour vérifier si la porte, qui s’était ouverte sur le premier jardin, était encore là. Elle n’en trouva plus aucune trace. Elle se passa la main derrière la tête et palpa son sac à dos. En s’examinant, elle vit qu’elle le portait en bandoulière, comme au matin de la rentrée, avant de descendre l’allée centrale qui menait vers le coin des lys.
Elle vérifia les poches de sa salopette et en sortit le collier de perles et la dague, mais le livre aux ciselures d’argent avait disparu. Sara ouvrit la porte qui donne sur la maison. Elle accrocha son sac à dos à la poignée de la porte et monta vite à sa chambre. Elle remit la dague dans sa poche. Elle prit le collier, qu’elle ne voulait pas apporter à l’école pour ne pas le perdre, et le déposa dans le coffre à bijoux de sa maman. Elle remit le coffre sur sa commode. Sur le coin du chiffonnier, elle aperçut le livre de chevet de sa maman. Il ressemblait à celui qu’elle avait possédé lors de son voyage à travers les quatre jardins. Il était ciselé aussi. Elle l’ouvrit. Sur la première page, son nom était écrit en grosses lettres d’argent. Sa mère le lui avait dédicacé avant de mourir. La fillette le referma et le déposa précieusement sous son oreiller.
Son père, qui avait l’habitude de se lever tôt, s’affairait déjà dans la cuisine pour préparer le déjeuner. Sara entendit des petits pas dans le couloir. Son frérot Pierre-Paul vint frapper à sa porte. Il réclamait son aide pour assembler quelques pièces de son nouveau jeu de construction. Il étendit les morceaux du jeu sur la couverture du lit et la fillette l’aida à réunir les pièces qu’il avait choisies. Elle l’embrassa, puis le garçonnet descendit voir son père.
Sara pleura encore. Puis, elle s’essuya les yeux ; un jour, elle en était certaine, elle reverrait sa maman. Elle savait que toutes ses larmes seraient recueillies par le prince Owen, qu’il les transformerait en perles magnifiques pour les déposer dans son royaume. Elle rejoignit son père et son petit frère. C’était bel et bien le jour de la rentrée. Après le déjeuner, elle embrassa bien fort son papa. Puis elle prit son sac à dos, le pressa contre sa joue et le remit sur ses épaules. Ses deux amis, Prunelle et Jérémie, l’attendaient sur le seuil. Bras dessus bras dessous, ils prirent tous les trois le chemin de l’école.