Chapitre 13, Un hôte intrigant

Le gnome se détourna, pour se verser une liqueur dans une tasse qu’il prit sur l’une des tablettes sculptées à même le roc, dans la paroi du mur. Il s’assit confortablement en face de Sara et commença à lui poser des questions. Il voulut savoir ce qu’elle faisait dans cette partie du territoire qu’il habitait.

Il s’exprimait aisément avec un léger accent dont la fillette ne parvenait à trouver la provenance. Perdant un peu de sa méfiance, Sara commença à causer plus ouvertement avec l’étrange petit bonhomme. Au fil de la conversation, elle découvrit qu’il connaissait le Roi et son fils.

— Avez-vous déjà visité le cinquième jardin ? interrogea-t-elle avidement.

— Oui ! Oui! J’y suis allé souvent avec mon maître pour rencontrer le Roi.

Sara se demandait à quoi pouvait bien ressembler le maître dont il parlait et ce qu’il faisait, mais elle ne risqua pas la question. Piquée au vif cependant, elle le supplia de lui décrire le jardin avec ses villas. Il répondit d’un air visiblement embarrassé :

— Je ne le pourrais pas. Lorsque nous voulions voir le Roi, mon maître et moi, nous prenions rendez-vous dans une petite auberge à l’extérieur du mur qui entoure le jardin.

— Quoi ! Vous n’avez jamais eu la curiosité de le visiter ? s’étonna Sara.

— Non, répliqua vivement le gnome, chaque fois je devais revenir immédiatement ici pour régler des problèmes qui survenaient sur notre territoire.

— Et votre maître, que fait-il ? osa cette fois-ci la fillette.

— Euh ! Il est très occupé à gérer la contrée, répondit le gnome en lançant un regard furtif vers le fond de la grotte.

Sara remarqua que lorsqu’il lui parlait, le gnome ne la regardait pas dans les yeux. Quand accidentellement elle croisait son regard, il semblait mal à l’aise et se mettait à toussoter. Cela la gêna beaucoup. Le gnome se mit alors à parler du Roi et de son fils comme s’il les connaissait depuis toujours.

— Tu sais fillette, poursuivit-il en jetant de temps en temps un coup d’œil oblique, mon maître habitait avec le Roi et son fils, bien avant que n’existe le cinquième jardin.

À ces paroles, Sara dressa la tête. Lucas lui, se tenait tranquille et se contentait d’examiner cet hôte intrigant. Parfois il promenait son regard sur les objets utilitaires et décoratifs qui encombraient la pièce. Sans émotion, le petit bonhomme laid poursuivit son discours :

— Jadis, mon maître fut nommé principal intendant du Roi. Il était presque, à son égal, l’être le plus intelligent et le plus beau du royaume. En ce temps-là, le pays n’était pas divisé comme il l’est aujourd’hui !

— Et qu’est-il arrivé depuis ? s’enquit Sara.

— Le Roi, jaloux, répondit gravement le gnome, d’un air désabusé, fit venir mon maître au palais. Ils eurent une longue discussion, mais ne parvinrent pas à s’entendre. Le Roi se mit en colère. Mon maître fut à jamais banni de la cour. Ce fut le déclin du royaume. Après avoir entendu le récit de mon maître, la plupart des habitants de ce territoire-ci, consternés, se sont ralliés à sa cause.

Sara écouta avec stupeur ces propos. Elle lui raconta toutes les péripéties de son voyage, comme elle l’avait fait le jour où elle s’était arrêtée dans la petite auberge du deuxième jardin. Implacable, le gnome poursuivit :

— Quoi ! Tu penses que le jardin existe encore avec ses villas, son roi et son prince ! Non ! Pas possible ! Quelle naïveté, enfant ! As-tu donc perdu ta raison ? Vous n’êtes pas les premiers voyageurs qui se sont laissés duper. J’ai entendu beaucoup d’histoires et l’on m’a débité bien des sornettes à ce propos. On m’a raconté aussi que certains explorateurs, tout aussi convaincus que toi, se sont également illusionnés sans jamais parvenir au royaume. Plusieurs se sont égarés et d’autres ont perdu la vie avant même d’avoir atteint les murs du jardin. Et le Roi ne s’en est jamais soucié d’ailleurs ! Je me demande s’il est au courant ! Peut-être est-il mort, au moment où l’on se parle !

Sara n’arrivait pas à se laisser convaincre que le Roi ait pu abandonner des voyageurs qui, comme elle, avaient reçu le livret et la dague ainsi que le sceau royal sur leur front. Cependant, plus elle écoutait ce que lui disait le petit bonhomme laid, plus elle était perplexe. Elle remarqua que lorsqu’il parlait du Roi et de son fils, le gnome la regardait fixement avec des yeux aussi durs que des pierres de jade.

Lucas, toujours installé sur l’épaule de la fillette, ne bronchait pas. Le gnome leur offrit à nouveau une boisson qu’ils acceptèrent volontiers pour étancher leur soif. Il offrit à Sara une partie de son repas chaud qu’il apprêta devant elle. Normalement, elle aurait eu du plaisir à le déguster, mais elle avait perdu l’appétit tant sa déception était grande. Elle ne mangea rien.

Après l’avoir remercié de ses faveurs, Sara et l’opossum prirent congé du gnome. La fillette poursuivit sa route. Accablée par la fatigue et le découragement, son pas se fit de plus en plus lourd. Doucement, les larmes se mirent à couler le long de ses joues. Lucas le premier rompit le silence :

— Sara, chuchota-t-il, je ne crois pas que ce gnome nous ait raconté la vérité.

— Pourquoi dis-tu cela ? demanda tristement la fillette.

— Parce que je l’ai observé pendant qu’il te parlait. Ses regards furtifs, ses toussotements ! Pourquoi penses-tu qu’il connaît toutes ces histoires à propos des voyageurs ? S’il trouvait que c’est banal, il ne se donnerait pas la peine de les écouter, encore moins de les retenir et de les raconter, puisque c’est un personnage occupé ! D’autre part, ses suppositions se fondent sur des racontars. Comment peut-il tenir ses affirmations pour vraies alors qu’il n’est jamais lui-même entré dans le cinquième jardin ? C’est pourquoi je questionne son honnêteté et sa franchise !

Malgré les observations de l’opossum, les idées se bousculaient dans la tête de Sara. Avait-elle été trompée ? S’était-elle illusionnée ? Se pouvait-il que toute cette aventure ne soit que mirage et mensonge ? Non ! Ce que disait le gnome ne pouvait pas être vrai ! De plus en plus rongée par les inquiétudes et par le doute, Sara proposa à Lucas de rebrousser chemin. Visiblement déçu de cette décision, l’opossum essaya de la dissuader :

— Qu’espères-tu trouver en faisant marche arrière, Sara ? Rien de plus que ce que tu as découvert jusqu’à maintenant. La contrée est immense, tu sais, et tu prendrais autant de risques en faisant demi-tour, car je puis te l’assurer, tu auras d’autres obstacles à franchir !

Chapitre 14, L’invitée spéciale

Ne pouvant surmonter sa déception, Sara ne tint pas compte de la suggestion de Lucas. L’opossum désirait ardemment poursuivre la route; cependant, il continua loyalement d’accompagner Sara. Jamais l’idée de se séparer d’elle ne l’avait effleuré une seule seconde. La fillette retourna sur ses pas. Ils errèrent longuement sur une route sinueuse et empierrée.

Accablée par la chaleur et n’ayant fait aucune provision de nourriture et d’eau après avoir quitté la caverne du gnome, la petite fille commença à sentir ses forces décliner. Épuisée et découragée, elle s’étendit sur le sable. Elle supplia Lucas pour qu’il aille lui chercher des vivres. D’une voix faible et plaintive, elle lui recommanda d’être prudent ; pour rien au monde, elle n’aurait voulu perdre son fidèle ami.

Couchée sur le sol, Sara, faible et fiévreuse, ferma les yeux. Un long moment passa ; l’opossum ne revint pas. La pensée qu’un malheur l’avait peut-être frappé plongea la fillette dans un grand désarroi. C’est alors qu’elle pensa à la recommandation du cygne qui l’avait aidée à traverser le lac. Quelqu’un, lui sembla-t-il, l’appelait irrésistiblement dans la profondeur de sa détresse. Elle reconnut son chant comme un écho lointain auquel son âme inquiète pouvait répondre. Elle implora silencieusement son secours.

Ouvrant les yeux, elle aperçut trois oiseaux qui volaient au-dessus de sa tête. « Ce sont sans doute des rapaces qui me croient morte », pensa-t-elle. Mais ces oiseaux étaient petits et elle crut voir, de ses yeux mi-ouverts, que dans leur bec ils tenaient des morceaux de pain. L’un d’eux se posa près d’elle et laissa tomber sa mie. Les deux autres firent de même. Étonnée, mais trop affamée pour se poser des questions, elle prit la nourriture et la porta à sa bouche. Les oiseaux revinrent et répétèrent plusieurs fois le même manège.

Ils disparurent et la fillette sombra dans un profond sommeil. Lorsqu’elle s’éveilla, la fièvre l’avait quittée et elle avait repris des forces. Elle s’assit sur le sable et vit Lucas, joyeux, posté à ses côtés comme une sentinelle.

— Oh Sara ! s’écria-t-il, la voix vibrante d’excitation, j’ai tellement eu peur que tu m’abandonnes !

Plus qu’heureuse de le revoir, Sara le prit dans ses bras, le caressa, l’embrassa.

— J’ai trouvé de l’eau, déclara l’opossum. Pour la nourriture, je n’ai attrapé que ces quelques insectes. Nous devons quitter cet endroit le plus vite possible, et nous diriger vers la source. Elle se trouve en amont, près du sentier qui mène à la caverne, celui que nous avons quitté pour descendre jusqu’ici.

La petite fille et l’opossum reprirent la route pour monter jusqu’à la source. L’ayant trouvée, il s’y désaltérèrent. Sara voulut rester là, quelques moments. L’opossum fut bien d’accord. Elle s’assit au pied de l’arbre que son ami avait choisi pour s’y reposer, la tête à l’envers. Elle sortit le livret d’or aux ciselures d’argent.

Elle ne sut combien de temps s’était écoulé lorsqu’elle referma le livre. Lucas se trouvait en parfaite position de relaxation sur son perchoir. Lorsqu’il se réveilla, Sara lui fit part des choses étonnantes qu’elle avait apprises lors de sa lecture :

— Lucas, écoute, s’exclama-t-elle, sur un ton débordant d’enthousiasme. Le livre raconte qu’au temps où il n’existait qu’un seul royaume un roi, heureux et bon, voulut partager son bonheur avec les habitants qu’il considérait comme ses propres fils et filles. À chacun, il confia des responsabilités multiples. Un jour, l’un d’eux, son garde du corps, voulut usurper le pouvoir. Avec beaucoup de regret, le Roi dut le destituer de ses fonctions.

— Que lui est-il arrivé ? questionna Lucas avec grand intérêt.

— Il quitta le palais royal. En le chassant, le Roi savait que cela risquait fort de diviser le royaume. Mais le souverain avait déjà un autre plan en tête. Le garde du corps n’accepta pas le jugement du Roi. Il rallia à sa cause plusieurs habitants du pays. Le livre raconte que depuis ce temps, le royaume est en état de guerre.

— Quel était le plan du Roi ? Comment cela se termine-t-il ? demanda Lucas qui avait un esprit pratique.

— Je ne le sais pas encore, répondit Sara. Je pourrai te le dire lorsque j’aurai lu tout le livre. Pour l’instant il vaudrait mieux, je pense, continuer notre route avant la tombée du soir. Je crois que nous devrions reprendre le chemin de la caverne que nous avons abandonné, parce que jusque-là, nous étions sur la bonne voie.

— Tout à fait d’accord ! Lorsque nous arriverons à la hauteur de la caverne du gnome, nous passerons tout droit, sans nous arrêter, proposa joyeusement Lucas, qui avait appris que sa curiosité pouvait parfois lui jouer de vilains tours.

Les deux voyageurs se remirent en marche. Ils s’armèrent de prudence en doublant la grotte, pour ne pas attirer l’attention de l’étrange petit bonhomme qui, par son discours, avait persuadé Sara de rebrousser chemin. Le terrain désertique fit bientôt place à un tapis verdoyant, comme celui qu’ils avaient foulé de l’autre côté de la rivière. Des myriades de feuilles tremblaient sous la brise qui faisait monter du sol ses vagues de parfum dans l’air. Le sentier était bordé de pieds-d’alouette, de roses rouges, de jacinthes et d’ancolies aux tons pastel.

Sara chantait ses comptines préférées©

Ils rencontrèrent de nombreux massifs en fleurs et des nattes de verdure. Ils entendirent couler les ruisseaux qui sautillaient ici et là, entre les roches qui recouvraient le fond de leurs lits. Lucas attrapait des papillons au vol et cela le remplissait d’une joie délirante. Sara chantait ses comptines préférées qu’elle avait apprises à l’école. Grisés, ils s’abandonnèrent au sortilège des senteurs et des bruissements légers qui couraient entre les herbes et les fleurs du sentier.

Après un long moment de marche, ils atteignirent une vallée profondément encaissée, riante et lumineuse, d’où montaient des chants flûtés. Au milieu de la vallée, ils aperçurent un campement. La route qui y menait descendait en pente rapide entre les bras des vallons. L’opossum sur l’épaule, Sara s’y engagea allègrement. En approchant du campement, ils entendirent les cris et les chants d’une foule joyeuse. Sur le terrain, plusieurs tentes, dont les toiles frémissaient au vent, s’élevaient ici et là entre les arbres.

À l’entrée du camp se tenait un homme vêtu d’une armure. Lorsqu’il vit la fillette et l’animal qui se tenait sur son épaule, il s’exclama :

— Petite, pour entrer ici, tu dois montrer un laissez-passer ou une carte d’invitation !

— D’accord, sire ! répondit-elle. Mais dites-moi d’abord ce qui se passe ?

— Si tu ne le sais pas, c’est parce que tu n’as pas été invitée ! rétorqua sèchement l’homme.

Pour tenter de le convaincre de les laisser entrer, Sara sortit la dague de la poche de sa salopette. Lorsqu’il vit briller le minuscule bijou dans les mains de Sara, le chevalier cessa toute argumentation. Il alla promptement annoncer l’arrivée de l’invitée et l’incita à pénétrer dans le camp. Il lui ordonna de laisser Lucas en compagnie des autres animaux du campement, puis il la conduisit au milieu des convives.

Près de la grande tente, un groupe de personnes s’affairait à préparer une cérémonie en l’honneur de tous ceux qui s’engageaient dans l’armée du roi. On ramena l’opossum à la fillette. Lucas, pendant le temps qu’il avait passé avec les autres animaux du camp, s’était informé de ce qu’il fallait faire pour le recrutement. Les animaux lui avaient dit que le Roi ne serait pas présent à la fête. Un de ses délégués avait la responsabilité de dresser une liste de volontaires ; c’est à lui qu’il fallait s’adresser pour l’enrôlement. Le souverain avait envoyé plusieurs intendants s’occuper de ses affaires. Un vieil opossum, qui agissait comme intendant, conseilla à Lucas de ne pas abandonner la fillette. C’était, selon l’avis du sage, la meilleure façon pour le jeune animal fougueux, de se mettre au service du roi. En y réfléchissant, Lucas trouvait que le sage avait bien raison. Sara était maintenant sa meilleure amie. Excité, il fit part de sa décision à la fillette qui en fut extrêmement heureuse.

Dans le campement, tout le monde s’affairait à préparer la fête. Sara et son petit ami rencontrèrent des musiciens, des acrobates, des danseurs et des acteurs qui exécutaient leurs pièces et leurs numéros pour les mettre au point avant la représentation. Des serviteurs préparaient les tables en disposant des jus, des vins, des paniers de légumes et de fruits, ainsi que toutes sortes de viandes dont le fumet excitait l’appétit des convives.

Sara s’étonna de voir que malgré leurs occupations, les gens prenaient le temps de lui parler. Une hôtesse lui présenta une couronne fleurie qu’elle lui mit sur la tête. Elle lui indiqua la place qu’elle occuperait pendant le banquet, celle de la table d’honneur réservée à l’invitée spéciale. Une joie exubérante envahissait tout le camp. Sara ne comprenait pas ce qui pouvait être la source d’un tel débordement d’enthousiasme.

— Dites-moi, madame, pourquoi ces gens sont-ils si joyeux ? demanda-t-elle à l’hôtesse.

— Ils sont contents d’accueillir une nouvelle citoyenne dans leur contrée.

— Et qui est cette personne ?

— Mais c’est toi, princesse !

Tout fut prêt pour la fête. La fillette se laissa entraîner par la gaieté contagieuse qui régnait au campement. Les convives s’amusèrent et chantèrent jusqu’au petit matin.

Chapitre 15, Un second départ

Le lendemain, Sara eut la grande satisfaction de déguster des céréales et des rôties comme elle les aimait. Malgré le chaleureux accueil des gens du camp, la fillette prit congé d’eux et les salua. Elle quitta les lieux dans l’espérance d’y revenir un jour.

L’opossum sur l’épaule, elle emprunta le chemin qu’on lui recommanda : celui qui menait vers les hauteurs. C’était le prolongement de la route qui les avait emmenés, elle et Lucas, jusqu’au campement. L’idée lui souriait, parce que le sentier était jalonné de coteaux aux pentes verdoyantes parsemées de grands arbres qui laissaient échapper, entre leurs branches, d’agréables roucoulades d’oiseaux.

Curieusement, le paysage se transforma lorsque le sentier commença à descendre brusquement en s’incurvant entre les collines. Les arbres, de plus en plus squelettiques, s’ornaient de feuilles sèches qui crépitaient parmi les rameaux. Au lieu de chanter, le vent se mit à soupirer. Au milieu de la côte, les oiseaux se turent et le chemin devint délabré et raboteux.

Dépaysée, Sara se demanda s’il ne valait pas mieux retourner au camp. Voyant apparaître au loin une clairière, elle s’engagea dans le sentier qui y menait. Lucas perçut un danger qui lui semblait imminent ; mais il ne partagea pas son pressentiment avec la fillette.

Sara sursauta lorsqu’elle entendit, derrière elle, un bruit insolite dans les arbrisseaux. Un homme de haute taille, vêtu de noir, surgit inopinément d’un buisson épineux pour lui barrer la route. Une multitude de sauterelles géantes apparurent, comme de nulle part, le long de la route et dans les champs avoisinants. Un dard acéré sortait de leur bouche. Il ne vint pas un seul instant à l’esprit de la fillette l’idée d’utiliser sa dague, tant elle fut effrayée.

L’homme vêtu de noir s’approcha de Sara. Il ne lui adressa pas la parole. De ses yeux couleur de charbon, il la dévisagea, puis fit signe à deux de ses acolytes de s’approcher. Ceux-ci, vêtus de noir comme leur maître, tenaient chacun dans leurs mains une longue corde et un drap blanc. L’un d’eux se saisit de Lucas et le couvrit avec le drap blanc. Son geste fut si rapide que l’opossum n’eut pas le temps de déployer son patagium. Une locuste s’avança vers Sara et la regarda fixement dans les yeux. Elle la piqua au front avec son dard pointu. Le deuxième homme jeta sur Sara l’autre drap qu’il lui noua autour de la taille avec la corde.

Les deux gardes entraînèrent la fillette dans une direction qui lui parut opposée à celle qu’elle avait choisie en quittant le camp. « Que faire ? Que faire ? » se lamentait Sara prisonnière d’un ennemi dont elle ne connaissait rien des sombres desseins. Ils entreprirent une longue marche, et le pas de la fillette se fit lourd malgré la chaussée qui devenait de plus en plus moelleuse. Des murmures assourdis et des soupirs jaillissant de partout montèrent à ses oreilles. Lorsqu’ils lui découvrirent les yeux, elle vit qu’elle errait au milieu d’un large chemin sur lequel circulaient, en grand nombre, des hommes, des femmes et des enfants.

Au bout de ce chemin, Sara vit se dresser les murs d’une gigantesque forteresse illuminée par un nombre incalculable de tourelles munies de lanternes. Cela lui rappela les illustrations de châteaux dans les contes qu’elle avait lus ; cependant celui-ci les surpassait tous par son luxe et ses richesses. Avec leur prisonnière, les deux macaques franchirent le portail de la somptueuse demeure. Ils montèrent jusqu’au premier vestibule. Au milieu de la place s’étalait un lustre aux centaines de lames miroitantes. Celui-ci éclairait faiblement une allée qui menait à une multitude de salles et de chambres fastueuses. Après avoir traversé un long et sombre corridor, les hommes frappèrent à une porte. Une femme vint leur ouvrir. Ils échangèrent quelques paroles que Sara n’entendit pas. Finalement, ils laissèrent la petite fille à la dame et quittèrent la place.

La femme demanda à la fillette de la suivre. Toutes deux descendirent l’escalier en colimaçon qui conduisait à l’étage souterrain du château. Elles arpentèrent d’interminables couloirs éclairés par une lumière artificielle. L’un d’eux menait à une porte munie d’une serrure d’argent dans laquelle la gouvernante fit grincer une clé. C’était une chambre décorée, mais pas comme le sont habituellement les chambres des petites filles. Au milieu de la pièce se trouvait un magnifique lit à baldaquin.

« C’est ta maison désormais, fillette », lança froidement la gouvernante, en retapant d’un geste vif les oreillers et les couvertures du lit. Sara resta interdite. Mais lorsque la femme voulut sortir de la pièce, la fillette s’accrocha à elle et la supplia de lui dire ce que ses oppresseurs avaient fait à son ami l’opossum. La gouvernante ébaucha un sourire nerveux et répondit qu’elle n’en savait rien. Puis elle referma la porte derrière elle.

La mort dans l’âme, elle se sentit seule au monde ©

La mort dans l’âme, Sara se sentit seule au monde. Dans sa détresse, elle versa d’abondantes larmes, comme le jour où, inconsolable dans la serre, elle avait pleuré la perte de sa maman. « Si au moins, on ne m’avait pas enlevé Lucas ! » ne cessait-elle de se répéter avec douleur, accroupie près du rebord de son lit. « Que lui est-il arrivé ? » Sara fut inconsolable. Le cœur défaillant, elle s’étendit sur le lit, les bras pendants, et donna libre cours à son chagrin. Puis, elle s’endormit avec sa peine.

La gouvernante attendait derrière la porte pour voir comment la fillette réagirait. Le Prince noir avait ses appartements à l’étage supérieur. Elle monta pour lui faire un rapport sur l’état de la fillette, comme il le lui avait ordonné. Elle le trouva attablé avec ses congénères en train de boire pour célébrer sa victoire. Après un léger moment d’hésitation, elle prit la parole :

— La petite est très chagrine d’avoir perdu son opossum !

— Qu’importe ! Ne me rabâche pas les oreilles avec ça, répliqua Sinuon. On réglera son cas plus tard, celui-là ! Lorsque la piqûre l’aura bien engourdie, la fillette oubliera l’opossum et même la stupide idée de se mettre à la recherche d’un autre jardin ! Vous entendez, vous tous ! hurla-t-il. Nous devons faire l’impossible pour lui faire croire que ce jardin n’existe pas.

— Peut-être pourrait-on remplacer l’animal par un opossum en peluche ! suggéra l’un des complices en ricanant.

— Bien pensé ! Bien pensé ! rétorqua Sinuon, qui trouva la suggestion absolument pertinente.

Il se proposa dès lors de faire fabriquer un jouet qui ressemblerait à l’animal vivant. La gouvernante quitta la pièce, abandonnant les trois malfaiteurs à leur perfide projet, puis elle disparut dans le corridor sombre et silencieux.