Chapitre 10, La porte orientale

Au petit matin, nos deux voyageurs reprirent leur route. Dès que la porte de l’auberge se fut refermée derrière eux, le riant tintamarre cessa et ils n’entendirent plus le joyeux roucoulement des voix. Malgré l’aube qui commençait à poindre, la rue de l’auberge baignait dans une bruine vaporeuse et froide.

Jetant un coup d’œil à ses pieds, Sara chercha les rayons lumineux qui les avaient conduits jusqu’à la porte de l’hôtel. Ils avaient disparu. Elle fut rassurée lorsqu’en tâtant la pochette gauche de sa salopette, elle sentit la dague et le petit livre que l’aubergiste lui avait remis. Elle sortit le livret d’or ciselé d’argent pour l’examiner. Les incrustations d’or et les ciselures se mirent à briller si intensément qu’elles dissipèrent la brume immédiate qui les entourait. La ruelle, toujours déserte, semblait se prolonger indéfiniment.

— Tu vois, dit Lucas qui fut le premier à interrompre le lourd silence qui les oppressait, tu viens d’hériter d’une lampe de poche!

Sara se mit à rire puis exprima, d’une voix inquiète:

— J’ai l’impression que le mur de l’est s’éloigne au fur et à mesure que nous avançons!

— Eh bien ! S’il le faut, nous courrons derrière lui ! Ainsi, nous finirons bien par le rattraper, déclara joyeusement Lucas.

Il se mit à fredonner la rengaine qu’il avait entendue à l’auberge:

Fillette, fillette,

Vers la villa tu marcheras,

Viens, ma sœurette, mignonnette,

Mon palefroi te guidera.

Sous l’acacia tu danseras.

Princesse, princesse, 

Tous les iris, les bégonias,

L’amaryllis et l’hortensia,

Dans les sous-bois tu les verras

Chanter l’alpha et l’oméga.

— Quoi ! tu connais un autre couplet à cette chanson, s’étonna Sara. Jusqu’à maintenant, je n’ai entendu que le premier !

— Oui, oui, dit l’opossum, en se trémoussant. Et je viens tout juste de composer le deuxième.

— Je ne savais pas que tu avais des talents pour la poésie, s’exclama Sara d’un ton admiratif. Je suis agréablement surprise et cette chanson me ravigote. Elle me donne le goût de marcher plus vite, toujours plus vite et d’arriver enfin là-haut, car j’ai bien l’impression que la route monte et qu’elle serpente à l’infini. Je suppose que c’est la raison pour laquelle je me sens si fatiguée maintenant !

— Courage, Sara, nous arrivons, lança l’opossum qui, de sa vue perçante, voyait se dessiner au loin, à l’horizon, la paroi d’un mur gris et haut.

L’opossum, qui pouvait percevoir ce qu’en général les gens ne voient pas, prévint la fillette qu’ils arrivaient aux abords d’une frontière. Après avoir marché un bon moment, Sara ralentit le pas; elle vit se dresser, sous un ciel bas, de couleur terne, le gigantesque mur que lui avait décrit l’opossum.

— Tu as vu la hauteur de ce mur? gémit-elle, le cœur défaillant.

— En effet ! Et nous n’aurons pas d’autre choix que celui de passer par la porte.

Lorsqu’ils approchèrent de la ville, le nuage vaporeux se dissipa. Ils arpentèrent les rues achalandées, dans lesquelles une foule remuante s’agitait en un perpétuel mouvement de va-et-vient.

Plusieurs gardes faisaient le guet aux portes de la cité. Les vigiles des lieux n’étaient pas des locustes, au grand soulagement de Sara, mais des hommes qui portaient l’uniforme kaki des simples soldats. La fillette, en marchant, tenta d’intercepter quelques passants. Ils avaient tous un numéro sur le front et sur la main droite, ainsi que des écouteurs aux oreilles. Ils trottaient, d’un pas toujours trop affairé, dans les rues de la ville sans même la regarder. Elle se disait que c’était peut-être parce qu’elle n’était qu’une petite fille et que l’animal bizarre sur son épaule ne les intéressait pas. Au milieu de la place, les habitants avaient construit, pour remplacer les voûtes du ciel, un immense écran dans lequel leur image se reflétait comme dans un miroir.

La fillette s’assit près d’un bassin à la source tarie. Elle consulta le livret d’or aux ciselures d’argent. Ce qu’elle lut remua son enthousiasme et son élan. Piquée par la curiosité, elle tendit l’oreille pour écouter la conversation d’un homme et d’une femme qui occupaient un banc à proximité de la fontaine.

— Je me demande s’ils ont retrouvé la prisonnière évadée et son animal ! s’enquit timidement la femme.

— Ne me parle plus de cette histoire ! grommela l’homme à ses côtés. C’est à cause de cette stupide fillette aux perles qu’ils ont bloqué toute la frontière. Nous ne pouvons plus traverser librement de l’autre côté pour nous occuper de nos affaires. Mon commerce dépérit et je perds de l’argent.

Comme l’homme et la femme n’avaient plus rien à se dire, ils se levèrent et descendirent une allée vide qui ne menait nulle part. « Brr…! Je ne voudrais pas vivre ici ! chuchota Sara à l’oreille de l’opossum. Sortons de cette ville au plus vite!»

La fillette ne comprenait pas pourquoi il lui était impossible d’établir la communication avec les habitants de la cité.

— C’est étrange ! constata-t-elle, je pense qu’ils ne nous voient pas !

— En effet, répliqua Lucas. Nous pourrions tirer parti de la situation et traverser la frontière malgré le grand nombre de soldats !

— Peut-être ne nous remarqueront-ils pas !

— Je suis bien d’accord, mais ne sous-estimons pas l’ennemi, Sara. Cela pourrait nous jouer de vilains tours, tu sais !

L’opossum sur l’épaule, Sara se leva et marcha droit vers la porte de l’enceinte. Elle n’en pouvait plus de rester là, à attendre.

Devant le grillage de la porte, fermée avec un énorme verrou de fer, se tenaient deux gardes d’une gigantesque taille. « Je dois prendre mon courage à deux mains et demander à l’un de ces hommes de nous ouvrir la porte », ne cessait de se répéter Sara, sidérée par l’ampleur du geste à poser. Bien qu’en son for intérieur elle ne se sentait pas tellement intrépide, elle s’adressa hardiment au moins énorme des deux :

— S’il vous plaît, monsieur, auriez-vous l’obligeance de nous ouvrir la porte ? Nous ne sommes pas d’ici, et nous devons passer de l’autre côté pour continuer notre route.

Le gardien auquel elle faisait face la regarda droit dans les yeux tandis que l’autre demeura impassible.

— Pourquoi te laisserais-je passer, petite ? reprit le gardien. As-tu une carte d’identité ? On m’a donné un ordre très strict: celui de n’ouvrir la porte à personne.

À peine avait-il prononcé ces paroles que Sara, levant les yeux, aperçut une multitude de locustes à dards perchées sur les rebords de la haute muraille. Son cœur se mit à battre très fort. Jetant un coup d’œil sur les côtés, elle vit des milliers d’autres de ces insectes au corps d’hommes et de femmes aussi. Il en sortait de toutes les fissures. Ils s’activaient comme dans une véritable fourmilière. Pétrifiée, Sara n’osa plus bouger. Elle se souvint de la recommandation de l’iris et de son périple dans la caverne, ce qui l’aida à ne fixer son regard sur aucun d’eux.

Réfléchissant à ce qu’elle avait lu dans le livret aux ciselures d’argent, elle sortit la dague de sa pochette et la montra au gardien. Celui-ci s’étonna : « Hum… ! Quel étrange objet ! Il brille comme un diamant. » Il examina soigneusement le couteau miniature puis demanda à l’autre géant dont le visage devint un peu plus expressif :

— Ça te dit quelque chose, toi, Olaf ?

— Oui, assurément, répondit l’autre. Cet objet peut servir à identifier celui qui le porte. En le plaçant comme un miroir devant le front, il indique si les voyageurs ont un laissez-passer.

Visiblement étonnée par ce renseignement, Sara ne savait plus si elle avait affaire à des amis ou à des ennemis. Celui qui s’appelait Olaf lui passa la dague devant le front pour montrer à l’autre ce qu’il fallait faire quand un voyageur se présentait avec ce type de passeport. Il ne prit pas la peine de vérifier l’identité de l’opossum. Il remit le bijou à sa propriétaire. Au grand étonnement des deux voyageurs consternés, le géant le plus colossal et le plus implacable leur ouvrit toute grande la porte orientale.

Chapitre 11, Le troisième jardin

Pressant le pas, Sara prit bien soin de ne pas jeter un coup d’œil en arrière. Lorsqu’elle osa enfin se retourner, la ville était si loin qu’elle avait disparu de son champ de vision. Ce n’est qu’après avoir traversé le premier coteau, qu’elle remarqua la beauté du paysage. Curieusement, ce jardin ressemblait au premier qu’elle avait parcouru, avant de rencontrer l’opossum. Les roseaux bruissaient délicatement dans le vent. Les rivières bondissaient joyeusement dans leur lit et des gouttelettes d’eau glissaient lentement sur l’herbe encore humide de rosée. Sara se sentit beaucoup plus heureuse dans ce jardin. Le cœur léger, elle se mit à chanter en sautillant :

Fillette, fillette,

Vers la villa tu marcheras,

Viens, ma sœurette, mignonnette,

Mon palefroi te guidera,

Sous l’acacia tu danseras.

Princesse, princesse

Tous les iris, les bégonias,

L’amaryllis et l’hortensia,

Dans les sous-bois tu les verras,

Chanter l’alpha et l’oméga.

Lucas lui proposa de reprendre le chant en canon. Ce qu’ils firent et l’écho répondit :

Princesse, Princesse,

Viens, ma sœurette, mignonnette,

L’écho lointain te portera

Vers la villa t’emportera,

Mon palefroi t’y mènera.

À ces paroles, Sara tendit l’oreille et écarquilla les yeux. Elle se demandait d’où venait l’écho, car elle ne voyait aucune montagne à proximité. Les sons se perdirent à l’infini et la petite fille demeura un long moment sous le charme de cette musique lointaine.

— C’est peut-être dans ce jardin-ci que nous trouverons la vallée où doit avoir lieu le grand rassemblement, confia Sara à l’opossum. Tu pourras alors rejoindre l’armée du Roi !

— Je l’espère bien, répondit laconiquement Lucas.

À ces paroles, Sara devint triste. Elle savait que pour suivre son chemin elle devrait se séparer de son ami et cette idée la rendait malheureuse.

La route qu’ils suivaient s’interrompit brusquement pour faire place à une rivière dont les eaux se frayaient un passage au travers des roches et des buissons. Sara déposa l’animal sur une branche et s’assit à l’ombre de l’arbre pour se détendre.

— Nous aurions besoin d’un canot pour traverser de l’autre côté, à moins que tu ne m’emportes sur ton dos, s’exclama Sara en regardant Lucas d’un air amusé.

— Si tu avais la taille d’une souris, je pourrais t’y emmener, reprit-il, sur un ton taquin. Il faudrait trouver la potion magique qui te rapetisserait.

L’opossum adopta sa position préférée sur la branche, pour se reposer lui aussi. Pendant qu’il roupillait, la fillette lut quelques pages du petit livre d’or. Lorsqu’elle le referma, elle scruta l’horizon pour voir comment elle pourrait atteindre la rive opposée qui n’était guère éloignée. De l’autre côté, des points lumineux scintillaient dans le ciel. Au milieu d’un immense terrain vague, un sentier s’éloignait du rivage, serpentant parmi les collines au loin. « Ce doit être le chemin d’ici qui se poursuit là-bas », pensa-t-elle.

Elle en était là dans ses pensées quand une libellule bleue aux ailes chamarrées vint se poser sur le rebord de sa salopette. L’insecte voleta à la hauteur de ses yeux puis il s’immobilisa sur un arbrisseau. La petite fille s’étendit dans l’herbe pour l’observer.

— Comme tu es belle ! » s’exclama Sara, émerveillée par la splendeur de la libellule.

— Merci ! Merci ! fit la petite vaniteuse, voletant un peu plus haut pour étaler ses ailes de papier transparent.

Étonnée de la frivolité de la libellule, mais palpitante de curiosité, la fillette poursuivit la conversation :

— Tu connais le jardin ? s’informa-t-elle.

— Oh oui ! Je le connais comme mes ailes.

— Est-ce que tu sais où mène la route de l’autre côté de la rivière et comment je peux m’y rendre à partir d’ici ?

— Tu découvriras bien assez tôt l’issue du chemin, répondit la demoiselle de sa voix chantante. Tu pourrais traverser la rivière à la nage, mais je ne te le conseille pas. Elle est trop profonde au milieu. Même si tu savais bien nager, tu risquerais de te noyer. Certains voyageurs choisissent de longer la berge. Ce n’est pas la meilleure chose à faire. Oh ! là, là! Ça te prendrait une éternité avant d’arriver de l’autre côté !

— Que me recommandes-tu ? s’enquit Sara.

— Au pied du grand saule que tu vois là-bas, il y a un radeau que les castors ont construit, répondit la libellule, en se lissant les ailes. Il arrive que le propriétaire, parfois, s’il est de bonne humeur, le prête à quiconque en a besoin. Ah ! Tu peux toujours essayer de le lui emprunter!

— Merci belle demoiselle. Sais-tu s’il est de bonne humeur aujourd’hui?

La petite vaniteuse voleta un peu plus haut pour étaler ses ailes de papier transparent©

— Vas-y voir, tu le sauras bien ! grommela la libellule. Je viens juste de survoler le dessus de sa tête ; il a dû se lever du pied gauche ! Je me demande quelle mouche l’a piquée ! Une sauterelle peut-être ! On m’a dit qu’une multitude de ces insectes barbares que je déteste ont envahi la contrée. Sur l’autre rive, il y en a beaucoup !

La fillette pâlit à ces paroles. La beauté du jardin lui avait fait oublier l’ennemi. Elle se rappela qu’il lui fallait rester vigilante. La libellule ouvrit ses ailes et s’envola vers le milieu de la rivière. Sara réveilla Lucas pour lui faire part de ce que la demoiselle lui avait raconté. Celui-ci fut bien désolé d’avoir manqué de si belles ailes !

La petite fille et l’opossum marchèrent d’un pas décidé vers le grand saule où toute une équipe de castors s’affairait à construire un barrage. Sara les observa quelques instants, puis elle comprit que le propriétaire du radeau, c’était le contremaître : il gesticulait et tempêtait parce que le travail de ses ouvriers n’était pas à son goût.

— Je ne sais trop comment l’aborder sans me faire rabrouer, dit-elle d’une voix hésitante en regardant Lucas. Il est le seul qui peut me donner la permission d’utiliser son radeau. Qu’en penses-tu ?

— Je crois que tu n’as pas beaucoup le choix. Le jour commence à décliner et nous ne pouvons pas attendre trop longtemps pour traverser. La crue est forte. Il vaut mieux ramer pendant qu’il fait encore jour.

— Et si tu lui demandais, toi ?

Un peu gêné l’opossum murmura :

— Hélas ! Je n’ai jamais appris à nager. J’ai toujours eu horreur de l’eau. Je me noierais probablement. Je pourrais voler au-dessus du chantier mais je me trouverais dans une position fort incommode pour adresser la parole à qui que ce soit !

Sara prit une bonne bouffée d’air, se leva et fit signe au contremaître pour qu’il s’approche du rivage sans qu’elle soit obligée d’aller jusque là. Hérissé, il détourna la tête et continua à diriger les travaux. « Je dois me mettre les pieds à l’eau et me rendre jusqu’à lui, pensa la fillette, si je veux attirer son attention. » Elle s’élança à la nage au milieu des castors, des brindilles et des bouts de bois qui flottaient sur l’eau. Elle atteignit la digue où se tenait le contremaître. Elle le supplia:

— Maître castor, on m’a dit que vous possédiez un radeau. Je dois traverser la rivière avec mon ami l’opossum. Je vous saurais gré si vous acceptiez de me prêter votre embarcation. J’y ferai très attention, vous savez !

Le castor ne lui répondit pas un mot. Il continua de donner des ordres en maugréant.

— Monsieur, poursuivit la fillette, l’opossum et moi sommes venus pour un grand rassemblement qui doit avoir lieu nous ne savons où, et nous devons absolument traverser de l’autre côté de la rivière pour trouver l’endroit.

Lorsqu’elle fit mention du rassemblement, le castor tendit l’oreille et interrompit sur-le-champ son activité. Il demanda :

— Allez-vous débarrasser la contrée de ces insectes piquants qui font des ravages parmi nous et détruisent tout sur leur passage ? Si oui, je le mets illico à votre disposition !

Sara, perplexe, ne savait trop si elle pouvait prendre un tel engagement.

— Nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour vous aider, répliqua-t-elle.

Le contremaître fit pousser le radeau près de la berge par les autres castors. Sara et Lucas y montèrent. Aucune autre embarcation ne sillonnait la rivière. La petite fille commença à pagayer. Elle dut déployer beaucoup d’énergie pour diriger le radeau à contre-courant et l’empêcher de dériver. Son expérience de la navigation se limitait à quelques randonnées en canot avec son père, sur le lac derrière la maison. Lorsque le radeau atteignit la berge, il heurta la rive de plein fouet. Ils perdirent tous les deux l’équilibre. La fillette s’esclaffa en voyant Lucas tomber à la renverse. « Ouf ! Nous nous serions sûrement retrouvés à l’eau, si le radeau avait été moins solide », lança-t-elle.

Chapitre 12, Dans la caverne

Lorsqu’ils posèrent les pieds sur la terre ferme, Sara et Lucas abandonnèrent le radeau aux deux castors qui les avaient accompagnés jusque-là pour le récupérer. Rompue de fatigue, la fillette se laissa tomber, pantelante, sur l’herbe séchée. Le sol sillonné de fissures s’ouvrait sur un chemin raboteux et délabré, encadré d’arbres rabougris. « Les sauterelles ont complètement ravagé la région, de ce côté-ci ! » observa Sara, déconcertée.

L’opossum sur l’épaule, elle prit le sentier étroit, jonché d’épines et de buissons. À chaque pas, elle devait regarder où elle mettait les pieds pour ne pas trébucher. Le sentier cahoteux rendait la progression difficile ; elle fut obligée de s’arrêter près d’une grotte qui longeait le chemin. Cela lui rappela un mauvais souvenir : celui de son séjour dans la caverne aux pierres moites, dures et gluantes dont les aspérités lui avaient meurtri le corps.

Le jour commençait à décliner. Lucas proposa d’explorer la grotte qui, pensa-t-il, pourrait leur servir de gîte pour la nuit. Comme bien des opossums, il aimait se blottir dans les antres et dans les trous. Sans conviction, Sara en examina l’entrée, mais elle préféra laisser à Lucas le soin d’inspecter soigneusement l’intérieur de la grotte. Ce qu’il fit. Il revint au bout de quelques minutes.

— C’est confortable à l’intérieur, déclara-t-il avec enthousiasme. Et nous serions à l’abri des prédateurs. La caverne est suffisamment éclairée. On dirait qu’elle a abrité d’autres voyageurs !

— Pourquoi dis-tu cela, Lucas ? demanda d’une voix inquiète Sara. Penses-tu qu’elle est habitée ?

— Non, je ne le crois pas, mais quelqu’un y a déjà dormi, s’étonna l’opossum. J’ai flairé une odeur bizarre !

Comme le soir tombait et qu’il fallait bien trouver un refuge, la fillette et l’opossum pénétrèrent dans le trou. Après s’être nourris de graines et de fruits, dont Sara ne manquait jamais de faire provision dans les poches de sa salopette, ils se préparèrent pour la nuit. Avant d’aller dormir, Sara jeta un coup d’œil à l’extérieur. Des milliers d’étoiles scintillaient dans le firmament. La fillette, la tête remplie d’interrogations à propos du royaume et des villas, pensa à sa mère, au Roi et à son fils, le Prince du royaume.

L’une des étoiles qu’elle observait brillait plus que les autres. Sara la trouvait magnifique. Cela lui rappela une conversation qu’elle avait eue avec sa maman dans la serre au début de sa maladie :

— Regarde Sara ! …comme ce lys est magnifique !

— Dis maman, avait-elle demandé d’une voix trouble et inquiète, pourquoi de si belles fleurs doivent-elles se faner et puis mourir un jour ?

— Sara, tu sais, c’est avec les graines de cette fleur que je pourrai faire des semis qui produiront d’autres fleurs pour la prochaine saison. Si les fleurs ne mouraient pas, on ne pourrait pas récolter de graines pour faire pousser d’autres fleurs !

— Si les fleurs ne mouraient pas, on n’aurait pas besoin de semer des graines pour avoir d’autres fleurs, n’est-ce pas, maman ?

Sa mère, quelque peu embarrassée, n’avait su quoi dire. Elle avait seulement répondu :

— Eh bien, Sara, peut-être que l’on n’aurait pas autant de plaisir à les admirer !

La fillette se rappela qu’à ces mots, sa mère lui avait souri. Toutes les deux s’étaient ensuite affairées dans la serre pour préparer des plants et des bouquets.

La nuit se passa sans incident. Malgré la rugosité et la dureté de son lit, Sara dormit profondément. Au petit matin, lorsqu’elle se réveilla, elle ne vit pas Lucas. « Il a dû sortir pour chasser des papillons, pensa-t-elle. Il est si gourmand qu’il en risquerait sa vie ! » Elle ne se trompait pas, car il apparut enfin, chargé d’insectes et de papillons qu’il tenait entre ses griffes. À l’entrée de la grotte, il avait déposé des baies, des graines et des noix fraîches pour le déjeuner de la fillette. Sara l’admirait pour son ingéniosité et sa générosité. « Dans cette contrée aride il doit être malaisé de trouver de la nourriture », pensa-t-elle. Sensible à ce geste d’attention, elle prit avec joie son repas même si, ce matin-là, elle aurait préféré les céréales et les rôties de la maison.

Après le déjeuner, Lucas lui fit part de ce qu’il avait découvert à son lever.

— Sara, déclara-t-il avec des étincelles dans les yeux, au fond de la grotte il y a une autre entrée.

— Quoi ! Et cela ne te fait pas frémir ? s’exclama Sara qui resta interdite.

— Non, pas pour l’instant, car en mettant mon nez dans la porte, je n’ai vu personne.

— Crois-tu que nous devrions l’explorer ? demanda Sara d’une voix hésitante.

— Oui, j’en suis convaincu, répondit tout de suite l’opossum.

Voyant la confiance qui animait son jeune compagnon, Sara accepta la proposition. L’entrée se trouvait au fond de la grotte, imperceptible au premier abord. La cavité était assez large pour laisser passer une petite fille de sa taille. Lucas l’explora le premier, suivi de la fillette.

Creusée plus profondément dans le roc, cette seconde partie de la caverne aurait dû être plus sombre que le vestibule dans lequel ils avaient dormi. Ce n’était pas le cas. Sur une table brûlait une lampe qui éclairait la galerie. Sara commença à ressentir de la frayeur et voulut quitter la pièce. Lucas l’encouragea à ne pas se laisser dominer par ses craintes, car il était trop intrigué. Alors que tous les deux se demandaient qui pouvait bien habiter ces lieux obscurs, ils entendirent un bruit derrière l’une des parois latérales de la caverne. Ils avançaient à pas feutrés, lorsqu’une porte s’ouvrit soudain sur le mur du fond.

Celle-ci laissa apparaître un petit bonhomme très laid qui, au premier abord, aurait pu empêcher n’importe qui de pousser plus loin l’aventure. Il avait la peau grise, creusée de rides profondes. Sa tête, démesurément grosse, formait un ovale parfait. Il ressemblait à un gorille, mais avec des oreilles plus longues et plus pointues. Il avait des yeux verts très perçants, plutôt fuyants. Stupéfaite, Sara cria. Le gnome ne bougea pas. Il parut lui-même étonné de constater qu’il y avait des intrus dans son repaire. Terrifiée d’avoir à poser un tel geste, Sara se prépara à sortir la dague de sa salopette. Le gnome intervint en levant la main :

— Calme-toi, fillette, ordonna-t-il. Eh bien ! Je suis très surpris de vous voir ici, tous les deux. Je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu’un dans mon logis ce matin. Habituellement, je ne reçois que sur rendez-vous. Je ne vous ai pas convoqués à ce que je sache ! Puisque vous êtes ici, puis-je vous offrir quelque chose à boire ?

Lucas allait accepter l’offre qui tombait bien car il avait très soif. Méfiante, la petite fille, voyant qu’il se laissait tenter, le pinça pour attirer son attention. Ils refusèrent la boisson que le petit bonhomme laid voulait leur offrir. Mais cela n’offusqua point le gnome.

Il offrit un siège à Sara puisque l’opossum avait déjà le sien. Intimidée cette fois-ci et n’osant pas refuser, elle accepta de s’asseoir. Elle ne savait que penser de cet hôte étrange. Fallait-il se fier aux apparences ? Elle se rappela un proverbe que sa mère lui répétait souvent : « L’habit ne fait pas le moine. » Elle se demandait si elle avait affaire à un ami ou à un ennemi du Roi. S’il était ennemi, elle possédait bien une arme pour se défendre, mais elle se sentait incapable de l’utiliser dans la situation présente. Lucas se tint tranquille sur l’épaule de son amie. Elle aurait voulu savoir ce qu’il pensait de la situation, mais ce n’était pas le moment d’échanger des impressions.