Chapitre 1, L’étrange voix

Sara s’éveilla en sursaut. C’était le jour de la rentrée scolaire. D’habitude, cet événement la rendait joyeuse car, le premier jour d’école, elle avait toujours très hâte de revoir ses amis. Cependant, ce matin-là, elle n’arriva pas à retenir ses larmes. Elle se leva, s’habilla puis, sans prendre le temps de déjeuner, elle ouvrit la porte de la serre attenante à la maison et descendit l’allée centrale. Elle alla s’asseoir dans le coin des lys, fleurs que chérissait sa maman.

Elle se mit à sangloter comme si son coeur allait éclater. Après avoir pleuré, elle enleva son sac à dos et le déposa près d’une jardinière. Elle l’observa longuement. C’était un opossum d’étoffe pelucheuse que sa maman lui avait fabriqué avant d’être emportée par une terrible maladie, quelques semaines auparavant. Elle l’avait reçu en cadeau l’été de ses neuf ans.

Depuis qu’elle était toute petite, Sara désirait avoir un animal bien à elle, tout en chair et en os. Avant tout, elle préférait les opossums. Plusieurs fois, elle avait demandé à son père de lui en acheter un. Allergique aux poils des bêtes, son père dut, à contrecoeur, lui refuser la faveur de posséder un animal. C’est pourquoi son sac à dos lui était doublement précieux, car sa mère l’avait cousu pour elle et il lui arrivait encore de rêver aux opossums.

Posant à nouveau les yeux sur son sac à dos, la fillette se remit à pleurer abondamment, se demandant où s’en était allée sa maman.

 

N’arrivant plus à détourner son regard de l’objet le plus cher qu’elle lui avait laissé, elle le fixa longuement. Pendant un court moment, elle crut que l’opossum lui avait souri. Elle cligna des yeux, une fois, puis une seconde fois. Comme elle se préparait à reprendre son sac à dos et à sortir de la serre, elle entendit alors une voix claire qui l’appela:

La fillette se remit à pleurer, se demandant où s'en était allée sa maman
La fillette se remit à pleurer, se demandant où s’en était allée sa maman

— Sara, viens ici !

La voix provenait de l’arrière-cour; la fillette, interloquée, se leva et se dirigea vers le fond de la serre. Elle ne vit personne. À sa grande surprise, cependant, elle découvrit sur le mur ouest une petite porte dont elle n’avait pas remarqué la présence auparavant.

— Si tu ouvres cette porte, souffla la voix, tu trouveras un grand jardin dans lequel tu pourras entrer.

Sara aperçut un opossum qui se tenait sur l’une des branches de vigne, au-dessus de la porte. Il avait deux courroies nouées autour des épaules. Mise à part l’étrange expression de son visage, il ressemblait beaucoup à son sac à dos. La fillette l’interrogea:

— Qui es-tu ? Comment t’appelles-tu ?

— Je m’appelle Lucas, répondit l’opossum, et j’ai le pouvoir de disparaître comme ceci.

En disant cela, il disparut, puis réapparut à l’envers dans l’une des branches du pommetier  de la serre qui se trouvait de l’autre côté de la porte, derrière le coin des lys. Il avait un air triste et ne souriait plus. Il esquissa un sourire lorsqu’il se dressa à l’endroit sur la branche de l’arbre en fleurs. Une seconde fois, il invitra Sara à ouvrir la porte du jardin puis il disparut.

La fillette pensa que, dans le jardin, elle rencontrerait peut-être sa maman. Elle fut prise du désir irrésistible d’ouvrir la porte. Comme elle ne trouvait pas la poignée, elle palpa le bois. Écartant quelques feuilles de vigne qui s’amoncelaient au-dessus du seuil, elle mit la main sur une serrure près de l’encoignure. «Drôle d’endroit, se dit-elle, pour poser une serrure !»

Sara jeta un coup d’oeil vers l’entrée de la serre pour tenter de retrouver son sac à dos. Il n’était plus à l’endroit où elle l’avait déposé. Même la serre avait perdu le caractère familier qu’elle lui connaissait. Elle n’arrivait pas à repérer la sortie qui donnait sur la maison. «Où peut bien se cacher l’opossum ? » se demandait-elle.

Elle essaya à nouveau de tâter la serrure. « Il doit bien exister une cké quelque part qui pourrait me permettre d’ouvrir cette porte». Elle s’affola à l’idée qu’elle ne pourrait plus sortir de la serre.

Chapitre 2, Dans le jardin

Perplexe, accroupie devant la porte, Sara se mit à regarder par le trou de la serrure. Aussitôt, la porte grinça et tourna sur ses gonds. Cela la fit frissonner de peur. La porte s’ouvrit sur un jardin inondé de lumière, une lumière plus brillante que celle du soleil. Dès qu’elle y mit les pieds, la petite fille se sentit légère. Elle marchait aux sons enchanteurs des gazouillis d’oiseaux. Elle n’avait jamais vu de fleurs aussi éblouissantes, pas même dans la serre familiale.

Elle s’approcha d’un magnifique pommier fleuri dans un coin du jardin. Les fleurs de ce pommier étaient d’un rose translucide. Curieuse, Sara l’observa attentivement. Plus elle avançait vers le pommier, plus les fleurs et les feuilles brillaient de transparence. Jetant un regard vers la droite de l’arbre, elle aperçut un personnage de haute stature, aux vêtements flamboyants. Il avait le visage recouvert d’un voile et son corps, diaphane comme les fleurs du pommier, s’entourait de faisceaux brillants aux couleurs de l’arc-en-ciel. Sara fut effrayée, car elle n’avait jamais rien vu de tel. Elle cacha son visage dans ses mains, affolée à l’idée qu’il pût s’agir d’un fantôme. Elle sentit son coeur battre à tout rompre dans sa poitrine. Elle n’osait pas lever la tête pour regarder à nouveau en direction du pommier. Ses mains devinrent moites et elle se mit à trembler. Lorsqu’elle se redressa, le personnage avait disparu et le pommier avait perdu son éclat.

Bouleversée et ne sachant pas trop quoi penser de cette vision, Sara se demanda comment elle pourrait s’y prendre pour retourner à la maison. Mais ne voyant pas d’issue, elle décida, bon gré mal gré, de poursuivre son  chemin. En marchant, elle se rendit compte que le jardin était très profond. Elle s’engagea dans une allée bordée de roses trémières. Du rose, du bleu, du jaune, tout un mur de couleurs défila devant ses yeux. Dans la serre, elle avait vu les modifications que sa mère apportait quelquefois à certains végétaux pour les faire changer de couleur, mais jamais ces croisements n’auraient pu produire des passeroses bleues. Fait étrange, les fleurs étaient plus hautes qu’à l’habitude. Pressant le pas, elle crut remarquer qu’elles s’inclinaient légèrement sur son passage. Elle se demanda ce que cela pouvait bien signifier.

Elle parvint au bout de l’allée et vit apparaître, à travers les passeroses et les arbustes, les murs et les jardins d’une immense villa. Contre la façade de la maison se balançaient des lys blancs, à travers lesquels couraient des lierres et des roses qui remontaient jusqu’au-dessus d’une arcade qui se trouvait devant l’entrée principale. La fillette sentit son coeur battre très fort. Elle avait l’intuition que ce mirage, si c’était bien un mirage, l’aiderait à élucider le mystère qui l’entourait. Plus elle essayait de s’approcher de la villa, plus celle-ci s’éloignait et devenait inaccessible. Elle se mit à courir pour essayer d’atteindre la terrasse. Dans ses enjambées, son pied heurta une pierre et elle tomba à plat ventre sur le sol.

— En voilà des manières, mademoiselle Sara ! s’exclama la pierre. Ne pourrais-tu pas regarder où tu marches ?

La fillette sursauta. Une quelconque petite pierre grise connaissait son nom, ça alors ! Elle crut qu’il valait tout de même mieux lui présenter des excuses:

— Hum ! Pardon ! Dois-je dire madame ou monsieur ?

— Ni l’un ni l’autre, fillette, pour la bonne raison que je ne suis ni l’un ni l’autre. Tu as mis de la poussière sur ma tête. Voudrais-tu me l’enlever, s’il te plaît ? Et puis, tu m’as déplacée. Je ne peux pas supporter cela. Remets-moi donc à ma place !

Sara trouva la pierre plutôt capricieuse, mais elle fit ce que celle-ci lui demandait. Après un léger moment d’hésitation, elle osa lui poser cette question:

— Juste avant de trébucher, j’ai aperçu une villa entre les arbustes. Pourriez-vous m’indiquer le chemin pour m’y rendre ?

— Tu as trébuché parce que tu n’as pas regardé où tu mettais les pieds ! Ne l’oublie pas.

— Oui, oui, je m’en souviendrai !

— Bon, ça va, ça va ! La villa… Hum ! Hum ! Parles-tu de la villa aux fleurs blanches ?

— Euh ! Oui… je crois ! répondit Sara. Il y avait aussi des roses de toutes les couleurs qui montaient le long des murs.

— Cette villa appartient au roi Abner et à son fils, le prince Owen. Le Roi a choisi quelqu’un de son royaume pour en prendre soin. Personne ne peut accéder à cet endroit ni au domaine royal, à moins d’y être appelé par le maître des lieux.

— Et que faut-il faire pour être appelé ? demanda la fillette.

— Rien ! absolument rien ! répondit la pierre, s’éclaircissant la voix. C’est lui qui choisit. Il faut tout simplement accepter le fait qu’il en est ainsi, puisqu’il est le maître absolu de ces lieux. Ses serviteurs, il les considère comme des membres de sa famille. Ils portent tous un sceau sur le front.

— Comme c’est bizarre! s’exclama Sara. Dans tous les contes de fées que j’ai lus, je n’ai jamais vu de princes ou de princesses qui n’étaient as de sang royal. Est-il riche?

— Absolument ! Tout le domaine lui appartient. Mais il  a un ennemi puissant qui ne cesse de lui faire la guerre. Cet ennemi répand partout sa terreur. Ceux qui veulent voir le Roi doivent se battre courageusement. Avant d’accéder au royaume, il faut surmonter de très grands obstacles.

À ces mots, Sara frissonna de peur. La pierre tenait un langage obscur et cela l’effrayait. Elle désira rentrer à la maison pour revoir son père et son petit frère.

— Que dois-je faire pour retourner à la serre? demanda-t-elle à la pierre?

La pierre se mit à éternuer très fort. Sara fut étonnée de ce qu’une si petite pierre puisse faire autant de bruit en éternuant.

— Je suis désolée, dit-elle, mais j’ai une vilaine toux. Tu disais? Ah oui ! Comment rebrousser chemin? Quelle horreur ! Mais tu ne peux pas rebrousser chemin !

— Pourquoi? interrogea Sara.

— Parce que tu le regretterais ! Tu ne cesserais de te demander ce qu’il pouvait bien y avoir au fond du jardin.

— Et si je continuais à l’explorer, peut-être y trouverais-je la villa que j’ai aperçue entre les branches?

— Impossible ! Tu tournerais en rond indéfiniment et la villa te serait toujours inaccessible parce qu’un seul chemin peut t’y mener, et il ne se trouve pas dans ce jardin-ci. Oh ! Sans doute t’arriverait-il de rencontrer parfois un arbrisseau ou un pierre comme moi qui te parlerait ! Tu mourrais d’ennui ! Est-ce vraiment ce que tu souhaites?

— Oh pierre, je ne peux pas prendre un tel risque, je préfère retourner à la maison.

— C’est ton choix, princesse, répondit la pierre. Dans ce cas-l`oublie la villa, son maître et tout ce que tu pourrais y découvrir.

Sara fut très étonnée de ce que la pierre l’ait appelée princesse. Elle la remercia, se releva de terre en secouant la poussière de ses souliers. Déconcertée, elle marcha jusqu’à l’endroit où elle avait cru voir la villa. Elle essaya de trouver des points de repère. C’était peine perdue. Dans sa précipitation, elle n’avait pas remarqué l’endroit exact où la villa lui était apparue. Elle s’assit près d’un buisson et se mit à réfléchir tout haut: «Je devrais aller revoir la pierre, pour essayer d’en savoir plus long. Peut-être que les obstacles dont elle m’a parlé ne sont pas aussi terribles qu’ils en ont l’air !»

Hésitante, elle ne se sentait pas prête pour l’aventure. Poussé cependant par sa curiosité, elle retourna auprès de la pierre qu’elle eut de la difficulté à reconnaître parmi tous les minéraux du jardin. Elle eut beau la secouer, la supplier, celle-ci s’entêtait dans son mutisme, et la fillette ne trouva plus personne avec qui parler. Elle en éprouva beaucoup de chagrin. Elle ne savait plus à qui s’adresser pour recevoir les conseils dont elle avait besoin. Elle pensa à sa maman. Elle s’assit près d’un étang couvert de nénuphars et prit conscience qu’elle était seule dans ce jardin magnifique. Alors, elle se mit à pleurer.

Chapitre 3, L’iris bleu

Étonnée, Sara s’aperçut qu’au fur et à mesure qu’elles tombaient, ses larmes se transformaient en perles ovales. Elle les recueillit et les mit toutes dans la poche intérieure de sa salopette.

Elle regarda les nénuphars qui se berçaient sur l’eau. Sur les lunes d’eau aux pétales folâtraient au moindre souffle de vent. Dans l’eau de l’étang nageaient des petits poissons par milliers. Le bassin était rempli de joncs et de roseaux. Sara entendit tout à coup un son que lança derrière elle l’une des rainettes sur une feuille de nénuphar. Alors commença un concert. Les notes s’élevaient les unes après les autres dans le ciel; l’intensité augmentait, comme s’il s’agissait d’un orchestre, auquel s’ajoutait à tour de rôle un nouveau violon. La mélodie s,harmonisait au fond bleu du ciel qui se reflétait dans l’eau aussi clairement que dans un miroir.

Charmée par le concert, Sara ne savait plus trop combien de temps elle était restée immobile à écouter. Depuis son arrivée dans le jardin, elle avait perdu la notion du temps. En ces étranges lieux, elle ne se sentait pas heureuse; elle n’avait personne avec qui parler; personne à aimer. Et personne non plus ne l’aimait !

Le concert prit fin. L’une après l’autre, les rainettes cessèrent de moduler. Leur chant fit place à un profond silence. Le vent ne souffla plus. Un iris à pétales bleus, qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là, se mit à bouger. Cette fleur se balançait et remuait sans le souffle de la brise, ni celui du vent, ce qui fascina la fillette. Soudain, la corolle de la fleur se mit à briller intensément et perdit l’un de ses pétales. Sara l’observait, perplexe. Elle pensa que cette étrange fleur pouvait peut-être parler, comme la pierre sur laquelle elle avait trébuché. Elle risqua une parole:

— Bel iris, supplia-t-elle, je suis toute seule dans ce jardin et je cherche quelqu’un avec qui causer. Si tu peux me répondre, je t’en prie, fais-le.

— Hum !… je suis triste aujourd’hui !

— Je le suis moi aussi ! Mais toi, pourquoi es-tu triste ?

— J’ai perdu un pétale et cela ne m’est jamais arrivé auparavant !

— Est-ce que les fleurs ne perdent pas tous leurs pétales un jour, bel iris? questionna la fillette.

— Pas dans ce jardin-ci, répondit l’iris. D’habitude, rien ne meurt ici. Il se passe un phénomène étrange depuis que… euh ! Je n’ose pas te le dire, ni prononcer le nom !

— Depuis que?

— Eh bien ! depuis que Gurthie a traversé notre territoire et que des mortels y ont accès, tout le jardin est en émoi.

Ces propos troublèrent Sara qui, malgré cela, continua à écouter l’iris.

— Depuis qu’il a débarqué ici avec ses troupes, nous n’avons que des problèmes.

— Et qui est Gurthie? questionna Sara.

— On le surnomme Sinuon. C’est l’ennemi du roi Abner à qui appartient le jardin. Le nénuphar nous a dit, à nous les iris, qu’un jour le roi chasserait Gurthie d’ici et qu’il confierait l’intendance du territoire à l’un de ses loyaux sujets. Mais ce sujet devra posséder le sceau.

— De qui s’agit-il? interrogea Sara.

— Ce sera peut-être la petite fille aux perles! Qui sait ! s’exclama l’iris.

À ces mots, Sara frémit. Elle s’informa:

— Que faut-il faire pour posséder le sceau du Roi?

— Rien ! Le Roi choisit ceux qu’il veut marquer de son sceau. Ceux-là seuls peuvent accéder à son royaume. Le prince Owen, le fils du Roi, est, paraît-il, à la recherche d’une petite fille nouvellement arrivée dans la contrée. Hier soir, alors que mes pétales étaient tous fermés, je n’arrivais pas à m’endormir. J’ai entendu mon ami le roseau discuter avec les joncs de l’étang. Ils disaient que Gurthie, le serpent des cavernes, veut à tout prix posséder notre jardin. Il se cherche des alliés. Les mortels qui entrent ici, il les convoite; par ses ruses, il essaie de les gagner à sa cause, pour ensuite les prendre sous sa tutelle. Toi, tu n’es pas à l’abri de ses assauts, puisque tu viens d’arriver, à ce qu’on m’a dit.

— Jamais je ne l’appuierai s’il te veut du mal, à toi ou à la pierre ! Vous êtes mes amis. Je veux être fidèle à sa Majesté et défendre vos droits!

— Pour cela, tu dois absolument recevoir le sceau royal sut ton front. Il te permettra de traverser les autres jardins avant de parvenir au royaume. Sans le sceau, c’est la défaite dès le départ.

— Dis-moi, bel iris, que puis-je faire pour rencontrer le Roi?

— Si tu crois qu’il existe et que tu désires réellement qu’il se montre à toi, il le fera; je ne peux pas t’expliquer comment. Ses procédés sont mystérieux et imprévisibles.

Sara frémit devant les propos bizarres de son interlocuteur. Ce que l’iris racontait lui rappela sa conversation avec la pierre. Elle se mit alors à penser très fort au Roi, mais l’idée d’affronter Gurthie la remplissait d’effroi.