Ce qui faisait le charme d’Alice, c’est qu’elle avait deux petits grains de beauté sous la joue droite, près du menton. Tout le monde aimait Alice. Était-ce à cause de son charme ou de sa grandeur d’âme? Ou encore son côté déterminé ?
Il y avait longtemps qu’Alice n’était plus retournée au Pays des Merveilles. Prendre son thé avec le lapin. Écouter les discours fous du chapelier. Se tenir debout devant le chat du Cheshire qui disparaît et réapparaît à l’autre bout de la branche. Boire la potion magique qui fait grandir ou rapetisser.
Le magicien d’Oz n’exerçait plus sa magie sur la pensée d’Alice. L’enchantement du champ de fleurs. L’homme de fer qui voulait un coeur de chair. L’épouvantail qui rêvait d’avoir un cerveau. Et Dorothée qui désirait rentrer chez elle.
Au fil des jours et du temps, le rêve d’Alice s’estompait. Lorsqu’elle prenait son crayon, elle n’arrivait plus à cerner ses pensées. Le livre qu’elle avait commencé à écrire dormait sur sa table de chevet. Fermé. Les mots ne coulaient plus aisément sur la page.
«On a tous un rêve fou et quand il meurt, on meurt aussi…». Ces paroles d’une chanson, Alice ne cessait de se les répéter. Lorsqu’elle prit sa plume, ce matin-là, sa main trembla. Frémissante, elle se remit à l’oeuvre. L’oeuvre de sa vie. Tonton Vilain, son censeur intérieur, n’aimait pas cela. Alice le savait. Pour le tromper, le distraire, elle troqua la plume contre le pinceau.
Elle peignit un champ de fleurs. Le champ de fleurs de Dorothée. Mais les fleurs n’avaient pas cette odeur odoriférante et empoisonneuse d’une mauvaise fée. Non, elles sentaient bon. Des fleurs qui n’en finissaient pas de s’étendre. Alice les mettait en perspective. Pour donner une illusion, une impression. Celle, infinie, qui donne envie de courir, d’enjamber les gerbes, de planer comme un oiseau. De survoler les champs et les granges. Les rivières. Les ruisseaux. Les villages avec leurs églises aux clochers argentés. Avec leurs cloches éteintes depuis longtemps.
Sous son pinceau agité, Alice emprisonnait son censeur. Le submergeait de couleurs. Mais elle savait qu’il pouvait rebondir. Sortir de sa boîte de pandore. La subjuguer. La raisonner. Lui dire : «Que fais-tu»? «Qu’écris-tu là» ? Lorsqu’il se pointait sous l’épaisse couche de peinture, Alice, avec son couteau à peindre, lui fermait la bouche. Elle ajoutait de la couleur. C’est en peignant que les idées pour écrire lui venaient. La peinture, un subterfuge ? Non pourtant ! Dès qu’elle sut tenir un crayon, sa main s’empara aussi du pinceau.
Alice ne savait plus trop. Lorsqu’elle peignait, Tonton Vilain se déguisait. En longue rivière bleue, ou sous une forêt dense, ou dans l’épais tapis de verdure de l’avant plan. Sans crier gare il s’immisçait dans son tableau. Toujours plus difficile à reconnaître. Lui chuchotait à l’oreille: «Tout a été écrit ou peint. Tu n’as plus rien à dire».
Têtue, Alice persistait. Elle l’éteindrait, son censeur. Elle savait qu’elle l’écrirait, ce roman. Qu’il coulerait comme la vie. Comme le dernier paysage qu’elle avait peint, le jour où elle se sentit libre. Un tableau quasi-surréaliste. Avec ses plaines, ses vallées, ses montagnes abruptes, ses nuages noirs, son coin de ciel bleu foncé derrière les nuages.
Dans la véritable histoire d’Alice, tout avait commencé avec la course au lapin. Alice était tombée dans un long précipice, à des mètres sous terre. Monsieur Carroll, son auteur, l’avait-il trahie ? Le rêve, prétexte à l’aventure ? Une héroïne, à la fin qui se réveille ! Il fit de même lorsqu’elle se retrouva «De l’autre côté du miroir». Un conte de fée doit-il se terminer ainsi ? Pour retourner au réel. Et qu’est-ce que le réel ?
«De l’autre côté du miroir» tout lui était irréel. «Qui es-tu, toi» ? ne cessaient de lui demander les étranges créature qu’elle rencontrait. Et Alice ne le savait plus. Qui suis-je ? Qu’ai-je été ? Que serai-je ?
L’envers des mots, le côté hétéroclite du discours l’exaspérait. N’être qu’un pion sur l’échiquier ne l’intéressait plus. À la huitième case, elle serait couronnée reine. Pas question ! Dans ce monde de fous, elle finirait par perdre la tête. Comme la reine rouge et la reine blanche. Et ce cavalier qui ne cessais de tomber de son cheval !
Alice devait prendre une décision. Et vite. Au risque de décevoir son auteur. Elle le fit avant que les derniers pions qui lui faisaient la guerre ne l’engloutissent. Elle respira profondément. D’un élan fulgurant, elle bondit dans le vide. Hors du jeu. Ce fut la déroute, la consternation sur l’échiquier. La huitième case vide !
Alice au plancher, meurtrie, haletante mais enfin libre ! Libre d’être. Libre de dire ce qu’elle a toujours voulu dire. Avec de la couleur. Avec des mots.
©Cécileb